mardi 1 décembre 2020

R.D.Laing : Soi et les autres




Ronald D. Laing fut un grand explorateur de la psyché humaine et des méandres inimaginables que peut suivre le mental ordinaire pour survivre, quitte à plonger la personne dans l'aliénation la plus insidieuse sans même qu'elle s'en rende compte. Voici un tout petit extrait de l'ouvrage «Soi et les autres», plus édité, mais disponible çà et là en livre d'occasion.


Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d'un pas un peu trop vif, il s'incline avec un peu trop d'empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la com­mande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d'imi­ter dans sa démarche la rigueur inflexible d'on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu'il rétablit perpétuellement d'un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s'ap­plique à enchaîner ses mouvements comme s'ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes ; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s'amuse. Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l'obser­ver longtemps pour s'en rendre compte : il joue à être gar­çon de café.
(Jean-Paul Sartre, 1943, p. 98-99.)


Dans la chambre de cet enfant de trois ans, il y a quatre chaises. Quand il est assis sur la première, il est un explo­rateur, remontant, de nuit, l'Amazone. Sur la seconde, il est un lion et terrifie sa bonne en rugissant ; sur la troi­sième, il est un capitaine à la barre de son vaisseau. Mais sur la quatrième, une haute chaise de bébé, il essaie de faire semblant d'être simplement lui-même, rien qu'un petit gar­çon .
(A.A.Milne, cité par Anna Freud)


Si, ou quand « il » arrive à faire semblant d'être « simplement » lui-même, un masque sera devenu son visage et lui-même pensera que chaque fois qu'il agit comme s'il n'était pas « rien qu'un petit garçon », il fait semblant de n'être pas simplement lui-même. A mon sens, la plupart des enfants de trois ans, encou­ragés par leurs parents, encouragés par des autorités comme Anna Freud, sont en bonne voie de réussir à faire semblant de n'être que des petits garçons et des petites filles. C'est vers ce moment-là que l'enfant, renonçant à ses extases, oublie qu'il fait semblant de n'être rien qu'un petit garçon. Il devient rien qu'un petit garçon. Mais pas plus il n'est simplement lui- même parce qu'il n'est, à présent, rien qu'un petit garçon, que l'homme dont nous parlions n'est sim­plement lui-même parce qu'il est un garçon de café. « Rien qu'un petit garçon », voilà ce que de nom­breuses autorités en matière d'enfants pensent qu'est un être humain âgé de trois ans.
Soixante ans plus tard, celui qui avait cru n'être « rien qu'un petit garçon » qui devait apprendre ceci et cela afin de devenir « un homme », et qui s'était bourré la cervelle de toutes les autres choses que les hommes racontent aux petits garçons, étant devenu un homme, commence à devenir un vieil homme. Mais tout à coup il se rappelle que tout cela n'a été qu'un jeu. Il a joué à être un petit garçon, puis à être un homme, et maintenant le voici en train de jouer à être un « petit vieux ». Sa femme et ses enfants com­mencent à se faire bien du souci. Un psychanalyste, ami de la famille, explique qu'un déni hypomaniaque de la mort (il a subi l'influence de l'existentialisme) n'est pas rare chez certaines personnes ayant parti­culièrement « réussi dans la vie » ; c'est un retour au sentiment infantile de toute-puissance. On arrivera sans doute à « limiter les dégâts » en le socialisant dans un groupe religieux. Ce serait peut-être une bonne idée d'inviter le pasteur à dîner. Nous ferions bien de surveiller ses placements d'argent, on ne sait jamais...
Il essaie de faire semblant d'être simplement lui‑même, « rien qu'un petit garçon ». Mais il n'y arrive pas tout à fait. Un enfant de trois ans qui essaie, mais sans y parvenir, de faire comme s'il n'était « rien qu'un petit garçon », s'attire des ennuis. Il se peut qu'on le fasse psychanalyser, si ses parents peuvent se le permettre. Malheur à l'homme de soixante-trois ans, si lui est incapable de faire comme s'il n'était « rien qu'un petit vieux ».
Si l'on n'arrive pas, dans son enfance, à jouer à n'être pas en train de jouer quand on joue à être « simplement soi-même », très vite les gens s'inquié­teront à l'idée que le sentiment infantile de toute-puissance dure beaucoup trop longtemps. Et si, soixante ans plus tard, on découvre soudain à quel point on a été intelligent de faire si bien semblant qu'on a même oublié qu'on a fait semblant durant toutes ces années, on se rend fort bien compte que les gens pensent qu'on devient légèrement sénile.
Essaiera-t-on à nouveau de faire semblant, cette fois de n'être « rien qu'un petit vieux »?
(Ronald D. Laing, «Soi et les autres»)







8 commentaires :

Anonyme a dit…

Magnifique texte vraiment ..
Qui m'a fait m'interroger :
" a quoi est ce que je joue en te lisant ?"

Entrer ou sortir du jeu suppose qu'un instant on cesse de jouer pour observer " ce qui Est" .

Un grand merci pour ce partage .

Chronophonix a dit…

Bien sûr, Lise, il faut sortir du jeu, mais certaines personnes devant qui une porte s'ouvre spontanément ne peuvent assumer cette révélation, et cela peut même se terminer à l'HP. L'une des facettes du travail spirituel est de nous fournir un "équipement" psychique pour le cas où le jeu s'arrête soudain, et que nous nous retrouvions face à face avec l'infini; mieux vaut être préparé...

Anonyme a dit…

Mieux vaut être préparé..

Savoir que la porte existe ..
Avoir tenté de l'entrouvir..
se souvenir du goût de l'ailleurs.

Savoir que l'on joue..
Avoir tenté de quitter le jeu..
Se souvenir du goût de cet ailleurs .

Tout cet apprentissage ne repose t il pas sur l'observation de" ce qui Est" ?

Chronophonix a dit…

Le paradoxe est que cet apprentissage repose sur l'observation "de ce qui est", pour te conduire à l'unité avec "ce qui est", et que cette unité est le lieu d'où tu vois vraiment "ce qui est". Le point de départ est en même temps le point d'arrivée. Il doit donc se produire à un moment donné une déchirure, une rupture du voile mental qui te sépare de toi-même, il y a un "avant" où tu ne voyais pas, et un "après" où tu vois. Tout le travail te conduit vers la condition où cette rupture, ce changement abrupt est possible, sans aucune garantie qu'il se produira. Lorsque cela se produit chez des personnes qui n'y étaient pas préparées, il y a un risque de dérapage (cf le témoignage d'éveil d'Eckhart Tolle) et nul doute que certains pensionnaires des HP sont des personnes chez qui une forme d'éveil a eu lieu, mais dont la structure psychologique n'a été ni assez solide, ni assez stable pour canaliser cette énergie. Certaines expériences que j'ai eues dans le passé avec de telles personnes me permettent d'affirmer ce qui précède.

Anonyme a dit…

Tout à fait Michel..
et cette préparation n'est ce pas une minutieuse perception du jeu de l'égo ..
Pour que lorsque la porte s'ouvre la peur ne me fasse pas perdre conscience ..
Car quand ce que je vois est trop différent de ce que je vis, me cramponant à mon identité, je ferme les yeux .
En ce sens je crois que, si l'éveil peur être vécu comme brusque dans sa manifestation il est le fruit d'une lente maturation en nous .

Anonyme a dit…

Je ne connaissais pas et je trouve ce texte très intéressant.Merci à toi de nous le proposer, je vais chercher le livre.

Anonyme a dit…

J'aime beaucoup ton lapsus lilou, dans ta dernière phrase : "si l'éveil PEUR être vécu..." au lieu de PEUT. Eh Oui, il s'agit bien de peur !

Anonyme a dit…

Lapsus : quand mes doigts glissent sur le clavier ..qui parle en moi ?
Celui qui sait ou celui qui voit ?

Merci Nao d'avoir relevé celui là..
L'éveil comme fin de nos peurs
et aussi ce qui nous fait le plus peur .