mardi 8 novembre 2022

L'Art d'Être Conscient : 4 exemples, par Douglas Harding








Extrait du livre "Vivre sans stress", de Douglas Harding, (chapitre 11 : "Le stress et la difficile condition humaine")



La militante de la Croix Rouge au Nigeria

Il y a quelques années, j'ai vu à la télévision le repor­tage d'une militante de la Croix Rouge au Nigeria pen­dant la guerre du Biafra — conflit particulièrement horrible. Son témoignage sur les souffrances atroces de la population civile n'était sans doute que trop fidèle à la réalité et justifiait parfaitement son appel de fonds. Pour­tant, ce qui m'a frappé alors plus que l'horreur de la violence, la maladie et la faim au Biafra, c'était l'angoisse et le stress dans sa voix et sur son visage. Elle n'aurait pas pu participer davantage à la souffrance. Elle était totale­ment impliquée, absolument pas détachée. Ce qui, j'ai tendance à croire, devait réduire sérieusement son effica­cité sur le terrain, comme cela nuisait énormément à la portée de sa prestation télévisée pour récolter de l'argent. Elle était, de toute évidence, une femme exceptionnelle, peut-être même héroïque, mais il m'a semblé qu'il lui manquait l'accès à cette Paix intérieure qui nous permet (comme j'espère le montrer) non seulement de recevoir tous les tourments du monde sans en être déchiré, mais même de les transmuer d'une certaine manière.




Le soldat en permission

En Inde au cours de la Seconde Guerre mondiale, un soldat britannique de trente-trois ans, en permission dans les Himalayas, fit une découverte d'une importance capi­tale pour lui. Ayant jeté un regard neuf sur lui-même, voici en résumé ce qu'il écrivit : « Ce que j'ai découvert ?... Deux jambes de panta­lon aboutissant à une paire de chaussures, des man­ches amenant de part et d'autre à une paire de mains, et un plastron débouchant tout en-bas sur... absolu­ment rien ! Certainement pas une tête.
Je découvris instantanément que ce rien, ce trou où aurait dû se trouver une tête, était très habité. C'était un vide énorme, rempli à profusion, un vide qui faisait place à tout — au gazon, aux arbres, aux lointaines collines ombragées, au ciel... J'avais perdu une tête et gagné un monde... En dehors de l'expérience elle-même ne surgissait aucune question, aucune référence, seulement la paix, la joie sereine, et la sensation d'avoir laissé tomber un insupportable fardeau. »
Au retour de sa permission, le soldat retourna au mess des officiers à Calcutta. Le Bengale était alors en proie à la famine. Il n'était pas rare que les pauvres meurent sans soin dans les rues de Calcutta. Mais maintenant, c'était par centaines et milliers qu'ils mouraient et un grand nombre de vivants étaient des squelettes debouts ou cou­chés, dont beaucoup d'enfants. A la porte-même de ses quartiers, il fut obligé d'enjamber des formes suppliantes.
Bien sûr, il ressentit de la pitié et donna de l'argent. Mais il ne se sentit pas impliqué. Il resta détaché, froid. Ce n'était pas une façon délibérée d'ignorer la souffrance qui l'entourait, il ne se retirait pas consciemment dans le havre de perfection du Vide qu'il avait découvert dans ce décor de montagnes si différent, et pourtant si proche. Néanmoins il est certain qu'il fuyait le stress et la dé­tresse qui l'entouraient en cherchant leur absence ici, au Centre. Comme si c'était possible ! Comme si ce refuge qu'il venait de découvrir apportait en lui-même la réponse aux souffrances du monde ! Il avait, c'est vrai, bien saisi (et retenu avec soulagement et bonheur) la première partie du message, la plus facile, celle concernant le déta­chement absolu. Il lui restait à comprendre et prendre à coeur la seconde partie, la plus dure, celle concernant l'implication absolue. C'était un bon début, certes. Il avait commencé à résoudre le problème du stress, mais guère plus. Pour le moment, il était capable de regarder ces corps émaciés avec une sérénité incroyable et, il faut bien le dire, monstrueuse. Je me sens d'autant plus libre d'en parler ainsi que le soldat, c'était moi.




Anandamayi Ma et la Rani

Une vingtaine d'années plus tard, je me trouvais à nouveau au Bengale, cette fois dans l'ashram de Anan­damayi Ma, sage indienne bien connue, suivie par des millions de disciples. C'était alors une très belle femme d'une soixantaine d'années, je suppose, et qui avait un port et une dignité de reine. Avec l'aide d'un interprète (elle ne parlait pas anglais, ni moi Bengali) j'eus le privilège d'avoir plusieurs entretiens avec elle au sujet d'un verset : « Je te salue, je te salue, O déesse qui es la Conscience dans toutes les créatures », qui revenait sans cesse dans les chants traditionnels que ses disciples chantaient tous les jours et qui m'émouvait profon­dément. Deux événements sont restés gravés dans ma mémoire. D'abord, l'instant où, au moment où j'allais partir, Ma m'offrit le châle qu'elle portait sur la tête en me disant : « Je suis toi, je suis toi ! » Et ensuite, la visite d'une Rani, princesse indienne, dont le fils unique venait de mourir. Les sages ont la réputation d'être détachés de tout. Eh bien j'ai vu Ma consoler cette femme éplorée pendant des heures. Et elle pleurait autant qu'elle.
Parmi les paroles de la sainte, il y en a qui auraient pu m'être destinées personnellement au moment de la famine au Bengale :
« Si, au sortir de votre méditation, vous êtes capable de vous comporter comme auparavant, c'est que vous n'avez pas encore été transformé... Les gens viennent à moi et me racontent que leurs fils et leurs filles sont montés dans leur voiture et partis sans même lever les yeux pour voir si leurs parents pleuraient. Ils sont complètement insensibles au cha­grin de leurs parents. Voyez-vous, c'est exactement ce qui se passe lorsqu'on a atteint un certain point sur la Voie... On pense : "Ceux que je prenais pour ma véritable famille ne sont en fait reliés à moi que par la chair et le sang. Quelle importance pour moi ?"... Mais par la suite, lorsque vous vous êtes détaché du détachement même, il n'est plus question de détachement ou de non-détachement. Ce qui est est CELA. »
Anandamayi Ma n'était ni « attachée à » ni « détachée de » cette mère et son chagrin. Elle était les deux à la fois. JE SUIS TOI, tel était et demeure son message pour ses disciples, comme il l'a été pour moi en ce jour mémo­rable et l'est resté depuis.




Mère Teresa

A peu près en même temps que la militante de la Croix Rouge (notre premier exemple), apparut sur les écrans de la télévision britannique une autre femme également concernée par la souffrance humaine : Mère Teresa de Calcutta. La réalité qui l'entourait était à peine moins atroce que celle de la guerre du Biafra. Mais le contraste entre les deux femmes était extraordinaire. La voix et le visage de Mère Teresa témoignaient d'une sérénité, d'une paix intérieures qui, loin d'être assombries par la détresse des malades et des mourants qu'elle aimait et soignait, n'en rayonnaient que davantage. Son ami et biographe, Malcolm Muggeridge écrit :
« En s'effaçant elle-même, elle devient elle-même. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un d'aussi remarquable. La croiser un instant seulement vous laisse une im­pression inoubliable. J'ai vu des gens fondre en lar­mes quand elle partait, même si c'était au cours d'une réception où ils n'avaient pu recevoir d'elle qu'un simple sourire. Une fois j'ai eu l'occasion de l'accompagner, avec l'une des soeurs, à la gare de Calcutta... Quand le train s'ébranla et que je m'ap­prêtai à sortir de la gare, j'eus l'impression de laisser derrière moi toute la beauté, toute la joie de l'uni­vers. »
Voici un exemple vivant de la manière de traiter le stress et la détresse du monde, y compris la nôtre : plon­ger dedans la tête la première, tout en en restant dégagé. « Etre concerné, et pas concerné », selon les termes de T.S. Eliot. Contrairement à la militante de la Croix Rouge, Mère Teresa n'oubliait pas sa Paix intérieure, mais à l'encontre du soldat britannique, elle n'y cher­chait pas un refuge. Elle ne s'était pas non plus arrangée habilement pour trouver un chemin intermédiaire entre ces deux extrêmes, un compromis raisonnable. Oh non ! Elle allait aux deux extrêmes à la fois, avec une énergie et un dévouement incomparables, et résolvait concrètement le problème soulevé dans ce chapitre. Peu importe le fait que nos langage et système de pensée personnels n'aient pas grand chose de commun avec les siens. Ce ne sont pas ses paroles mais ses actes — et plus encore elle-même — qui sont une leçon pour nous ici : sa démonstration réconfor­tante de la manière d'affronter le malheur calmement et d'être ainsi vraiment efficace.




Comparaison des quatre cas

En début de chapitre, nous avons dit que pour s'atta­quer intelligemment au stress — surtout celui dû aux multiples dangers dont nous sommes menacés et que l'homme a créés lui-même — il fallait s'attaquer à leurs racines : la peur, la haine et l'avidité ou le désir insatiable. En un mot, l'aliénation. Dans quelle mesure nos quatre personnages ont-ils chacun réussi cela ?...


1) Tout dans la militante de la Croix Rouge révélait sa peur de la guerre et de ses conséquences, sa haine des responsables de la guerre et son désir fou d'assurer la sécurité et la survie de ses amis. Résultat : stress et inefficacité. Cette voie mène tôt ou tard au désespoir ou à la folie.

2) Le soldat en Inde avait réussi à trouver une sorte de paix au-delà de la peur, de la haine et de l'avidité. Mais il restait inconsciemment fortement attaché à cette demi-vérité qui est vision de lui-même comme Espace vide, par opposition à la vérité totale qui est vision de lui- même comme Espace rempli. C'était pour lui le moyen de se désengager de l'humanité souffrante, attitude totale­ment irréaliste, pour ne pas dire plus. Aucun écran ne pouvait lui dissimuler la misère humaine. Résultat : beau­coup de culpabilité et de stress cachés.


3) Je ne doute pas que Anandamayi Ma ait été totale­ment libérée de la peur, la haine et l'avidité, ainsi que de toutes émotions. (Nous le sommes tous, en notre centre, mais elle l'était consciemment.) Et je suis sûr que les larmes qu'elle versait en partageant la douleur de cette jeune mère endeuillée étaient d'autant plus sincères qu'el­les ne troublaient en aucune façon sa propre sérénité absolument imperturbable. Elle prenait sur elle la dou­leur de l'autre étant elle-même libre de toute douleur, tout comme elle prenait sur elle le visage de l'autre étant elle- même sans visage. Pour apprécier pleinement ce que cela signifie concrètement, il faut, comme Ma, voir Qui vous êtes. Et pour cela, il vous suffit de voir dès maintenant comme votre propre Espace est vide pour enregistrer ces commentaires sur elle.


4) A sa manière, Mère Teresa a trouvé la confiance au-delà de la peur, l'amour au-delà de la haine, le renon­cement et le détachement au-delà de l'avidité. Elle réussit à prendre sur elle les tragédies humaines les plus effroya­bles parce que la Paix qui est au centre d'elle-même demeure intacte. Dans notre langage, elle a résolu le problème du stress en s'immergeant dedans : elle est le stress tout en ne l'étant pas. Théorie absurde ? Si vous voulez. Mais concrètement, c'est ainsi que cela fonc­tionne. Et cela fonctionne bien !

Vous pensez peut-être que, contrairement aux femmes que j'ai décrites, vous n'êtes pas de l'étoffe dont on fait les héros et les saints. N'en soyez pas trop certain. D'innom­brables hommes et femmes méconnus se sont levés pour faire face au défi de la misère et de la souffrance humai­nes, alors qu'ils ne s'étaient jamais imaginés dans la peau d'une héroïne ou d'un héros. Leurs croyances et voca­tions particulières leur appartiennent en propre, mais leur comportement est un message pour tous : vous êtes faits de la même étoffe qu'eux, vous avez en vous la même capacité de force sereine. Et comme eux, vous êtes ca­pable de faire face à n'importe quoi, sans porter la moin­dre atteinte à cette Paix Parfaite qui est au centre de nous- même, cette Sécurité absolue que nous partageons tous.