jeudi 17 mars 2022

Le coeur éternel de la voie : Les Bauls du Bengale (2)






La philosophie baule

Beaucoup associent le mot « baul » au fait de partir jouer de la musique sur les routes ou même plus généralement de rejeter le protocole social établi. C'est peut-être pour cette raison que les Bauls ont depuis toujours une réputation de bons à rien, d'obsédés sexuels, de libertins, d'ivrognes. De nos jours, l'in­térêt porté à la musique du monde et le fait qu'il devienne courant de faire passer à la radio ou partir en tournées d'obscu­res sectes religieuses nous font oublier que ce n'est pas parce que l'on porte une veste en patchwork ou que l'on sait pincer les cordes d'une ektara que l'on est un Baul authentique. Comme dit Pagal Ram Dass : « Chanter des chansons baules ne fait pas de vous un Baul. De même qu'on n'est pas Baul simplement parce qu'on dit en être un. Rien n'est acquis. Le Baul au départ n'est qu'un homme. Celui qui veut être Baul doit suivre les pratiques religieuses prescrites par son guru. La voie du Baul est la voie suivie par son guru. Il doit s'en remettre totalement à son guru. Il doit donc faire certaines choses dont il tirera des bénéfices. Il faut croire. Il faut avoir la foi. »

Le vrai Baul se distingue par une pratique rigoureuse sous la tutelle d'un ou de plusieurs gurus de qui il reçoit des initiations ou dikshas et qu'il considère comme les représentants de l'être humain idéal, la forme même de Dieu. C'est en tant que tel qu'il va les adorer. Le Baul a souvent un premier guru qui lui trans­met sa maîtrise de la musique, et un autre qui lui enseigne le yoga grâce auquel il pourra se transformer. Il reçoit donc des pratiques et des instructions sur le contrôle du souffle et de l'énergie sexuelle qui sont censées lui permettre un jour d'être la manifestation vivante de la relation entre Krishna et Radha, _iva et Shakti. Les chants et les danses du Baul sont un moyen pour lui de partager avec d'autres sa passion pour Dieu et d'allumer dans le coeur de ceux qui l'écoutent le feu de la nostalgie, un feu qui les rappelle à eux-mêmes, les sort du sommeil de leurs illu­sions, les libère de leurs rêves de souffrance. Dans sa vie quoti­dienne et son attitude envers la vie, le Baul authentique est un mendiant dans la mesure où il renonce à toute vie personnelle et à la possibilité d'avoir une profession afin de rester libre de servir et d'adorer Dieu. Vivre comme un Baul, c'est donc vivre ce que Lee appelle un état d'« esclavage spirituel ».

Le Baul est un enfant ou, comme dit Rajneesh, « un jaillisse­ment spontané de la nature ». Nous avons déjà vu que pour les Bauls, les dogmes, les rituels et les soi-disant codes religieux dressent un mur entre l'individu et Dieu. Le fait de se rigidifier en adoptant des formes religieuses spécifiques restreint le possi­ble infini de la primauté d'extase naturelle et empêche le plein épanouissement de cette innocence organique, dont l'expression dépend de la volonté de Dieu. Si nous donnons trop d'importan­ce aux rituels et aux formes, nous finissons par croire que le reflet de la lune dans l'eau est la lune elle-même. Dieu finit par devenir un concept métaphysique stérile surimposé à la réalité vivante d'une myriade infinie de possibilités (la projection de notre propre image et de notre névrose personnelle). Nous ado­rons des idoles d'argile, des « veaux d'or », au lieu d'adorer le mystère de la vie elle-même. Nous perdons contact avec le Dieu inconnu, sauvage, libre et infini des sens, de la terre, du corps.

Les Bauls sont très conscients du fait que l'humanité risque de perdre à jamais la relation personnelle, puissante, savoureuse et immédiate qu'elle a avec Dieu, à moins que chacun porte enfin « secours » au Divin et redonne au rapport entre l'humain et le Divin sa vraie place dans la nature. C'est pour cela que les premiers Bauls s'opposèrent aux rituels des Védas, à la philo­sophie aride de l' advaïta vedanta, à la tendance, trop prédomi­nante à l'époque chez les bouddhistes, à fuir la réalité. Les reli­gions formelles apparaissent lorsque les êtres humains codifient, classifient et dogmatisent ce qui était à l'origine l'épanouisse­ment spontané d'un homme ou d'une femme de Dieu (un phé­nomène parfaitement illustré par le christianisme d'aujourd'hui). Quiconque réfléchit un tant soit peu ne pourra manquer d'être bouleversé par la différence entre la personne de Jésus, homme- Dieu plein de feu et absolument libre, et ce qu'il est advenu du christianisme. S'inspirant de ce qu'ils comprenaient des distor­sions des religions organisées, les Bauls se sont donc frayé une porte de sortie en adoptant une pratique spirituelle et une philo­sophie prônant un retour à la simplicité et au naturel, et en pla­çant leur confiance dans la sagesse innée du corps humain, créé en tant que création de Dieu.

Les premiers Bauls refusèrent de voir la vie transformée en salle de gymnastique mentale. Ils la voulaient jeu, un jeu para­doxal entre l'âme humaine et le Bien-Aimé, ce couple vivant à l'intérieur de chaque être humain. C'est principalement à travers le chant et la danse qu'ils cherchèrent à transmettre la subtilité et la beauté de cette philosophie. Ils essayèrent d'éliminer les obstacles aussi bien physiques et mentaux que soi-disant spiri­tuels érigés sous forme de temples, d'églises, de livres, de lois établies, de pratiques obligatoires, etc. Ils mirent sur pied une nouvelle philosophie de vie qui s'inspirait de certaines pratiques bouddhistes, tantriques et vishnouites. Ils empruntèrent égale­ment à plusieurs religions et croyances en vigueur à l'époque, y compris au soufisme, l'enseignement ésotérique de l'Islam.

En dépit des différences entre les traditions bouddhistes et hindoues, il existe certains points communs, en particulier l'aspect tantrique. Mais la philosophie des Bauls repose sur le théisme des hindous, non sur l'approche athéiste des boud­dhistes. Les Bauls prirent ce qui leur semblait le plus juste dans le bouddhisme tantrique (sahajiya) et l'incorporèrent au non- dualisme de l'advaïta vedanta concernant la réalisation du Soi, de l'Homme du Coeur. Dans le même temps, ils s'engagèrent à corps perdu dans la pratique de l'amour dévotionnel, l'approche dualiste de la bhakti vishnouite. Louvoyant dans les eaux vives du Raja yoga, ils rassemblèrent tout ce qui pouvait leur être utile pour atteindre leur objectif, adoptant entre autres certains aspects de la relation soufie au Bien-Aimé personnel et rejetant systématiquement les concepts qui ne leur convenaient pas. Puis ils synthétisèrent progressivement tous ces éléments, intégrèrent ces différents points de vue et établirent les fondations d'une pratique puissante et d'une tradition absolument unique.

Une croyance profonde du Baul, c'est qu'il est naturel pour un être humain de devenir divin. Une fois les caractéristiques humaines de l'individu transformées et devenues divines, alors et alors seulement cet individu peut-il se sentir « porté » par l'Homme du Coeur. Sur la voie baule occidentale, nous parlons de s'être abandonné à la volonté de Dieu. Une fois que cet aban­don de l'être s'est produit, l'individu peut entrer en relation avec le Bien-Aimé personnel. Ce concept n'est pas toujours facile à comprendre. Avant d'être conscient que l'Être Suprême réside déjà dans le coeur et qu'Il y attend de pouvoir goûter la joie d'une union extatique avec l'être humain, il faut que la personne réalise que son corps est lui-même un instrument divin. Cet idéal est si subtil et si original qu'il est important d'étudier le chemin qui y mène et d'en évaluer les pratiques afin de déterminer la distance qui nous en sépare.

Pour ce qui est de ces pratiques, le Baul se base sur ce qu'il ressent, pas sur des facteurs intellectuels ou dépendants de la seule volonté personnelle. C'est pour cette raison que contraire­ment à d'autres traditions, le Baul ne cherche pas impérative­ment à se débarrasser du désir sexuel, de l'avidité, de la colère et des « émotions négatives » en général. Sa vision des choses est sur ce point essentiellement tantrique, à savoir que ces « attri­buts » se dissiperont d'eux-mêmes au fur et à mesure que la conscience du corps ira en s'affinant. Autrement dit, ce sont là des matériaux bruts qui passeront naturellement par un proces­sus de transmutation alchimique et se transformeront en émo­tions supérieures ou bhavas, en relations conscientes avec le Divin.
Cela explique aussi pourquoi les Bauls ne s'intéressent que très peu à la sublimation des pensées et des désirs matériels et ne cherchent que rarement à se débarrasser des tendances latentes de l'inconscient. Il n'est pas très important pour eux d'essayer de déraciner les mauvaises herbes du mental, car il n'y a, à leur avis, aucune garantie qu'elles ne soient pas remplacées aussitôt par d'autres herbes tout aussi nuisibles. Et donc, même s'ils s'efforcent d'avancer aussi loin qu'ils le peuvent par leur propre volonté, ils implorent aussi, par leurs chants et leurs prières, l'aide et la bénédiction du guru.

Quel que puisse être le but de la vie humaine, les Bauls con­sidèrent que pour le réaliser, la force de vie et l'esprit humain doivent être en relation. C'est le jeu naturel qui existe entre ces deux aspects de l'être qui donnera naissance à l'expérience mys­tique d'une étreinte amoureuse avec une divinité sans forme. C'est pour cela qu'ils parlent de sahaja. Une expérience aussi subtile ne peut être consciente que si l'instrument du mental est purifié. Il faut aussi qu'il y ait en soi un puissant courant de prana, de force vitale, de kundalini.
Les Bauls ont adopté différents yogas qu'ils ont intégrés à des rites tantriques secrets, et ils préconisent depuis toujours le rôle fondamental tenu par le guru dans la réalisation de leur idéal. La vénération de la personne du guru est la pierre de touche de leur philosophie. Le guru n'est pas un simple guide mais prend souvent la place de Dieu, voire une plus grande place. Le Baul bien sûr doit compter sur ses propres forces pour suivre ses pratiques, mais ces efforts sont toujours accompagnés du soutien des bénédictions du guru. Quand le disciple prie pour que la grâce lui soit donnée, ce n'est pas Dieu qu'il prie, mais son guru.

Il n'existe aucune organisation formelle rassemblant tous les Bauls, mais un réseau informel de groupes éclectiques, chacun régi par un guru propre. Si l'approche de tel guru est tantrique ou s'il vient d'une lignée tantrique, ce seront les caractéristiques tantriques qui prédomineront dans son système de pratiques. Chaque guru est parfaitement libre, selon son penchant naturel et spirituel, de modifier la sadhana que lui a donnée son propre guru, et peut s'inspirer de tout ce qui lui semble être juste.
Si le rôle du guru est primordial dans la sadhana baule, s'il est considéré comme l'incarnation du Divin et vénéré en tant que tel, le disciple, lui, est encouragé à puiser à des sources variées. A lui ensuite de faire preuve de discernement et d'in­tégrer ce qu'il va apprendre. Chaque Baul adopte les chants et les danses de sa lignée, mais il improvise aussi. Et s'il fait sien les chants et les pas de danse d'autres Bauls rencontrés sur son chemin, il y ajoute en général sa touche personnelle. Cela dit et quoi qu'il fasse, ce sera toujours l'essence unique des Bauls qui s'exprimera à travers lui .

Inspiré par son expérience des Bauls durant la période où il fit sa thèse sur cette tradition, Satoru Murase est un exemple de quelqu'un qui se trouva ainsi livré à lui-même :
« Je fus initié par deux gurus bauls et reçus d'eux toutes sortes d'instructions. Comme je l'ai toujours fait au cours de mes recherches, je leur avais dit en toute honnêteté que je dé­sirais faire ma thèse sur les pratiques spirituelles taules. Ils eurent une réaction différente par rapport à ce projet. Le premier m'a dit : "Tout ce qui concerne la sadhana ne peut se transmettre que de guru à disciple et doit rester secret." L'autre, lui, partait du principe que "la religion baule est la religion de l'homme et donc tous ceux que cela intéresse ont le droit de la connaître". Plus tard, il a ajouté : "Tu es libre de tout écrire, mais de toutes façons tu n'y parviendra pas. Comme le goût de la mangue bien mûre qui est trop délicieux pour être décrit, tu ne peux pas expliquer ton expérience à quelqu'un qui ne l'a pas faite lui-même. Mais parmi ceux qui te liront, il y en aura peut-être que le sujet intéressera et ils viendront te trouver. Si cela arrive, enseigne-leur tout ce qu'ils veulent. Si tu as des difficultés à le faire, envoie-les-moi." La solution que j'ai adop­tée est un mélange de ces deux approches. Je parle des Bauls avec modération. Mais si je me considère libre de coucher par écrit certains "secrets", je dois le faire sans détour. Alors si quelqu'un vient et en fait la demande sérieusement, je peux lui parler directement de ce que j'ai appris. »
L'expérience de Satoru Murase nous donne un bon aperçu de la façon d'enseigner des Bauls. Nous y voyons un élève sérieux qui reçoit de deux maîtres, non seulement des informations dif­férentes sur un même sujet, mais deux opinions diamétralement opposées. Nous remarquerons qu'il a demandé à des gens ayant autorité en la matière, à savoir des gurus, pas des élèves. Il a en­suite comparé leurs opinions et parce qu'il avait intégré ce qu'il avait reçu des Bauls pendant son séjour auprès d'eux, a su éta­blir sa propre ligne de conduite.

Des études sur le statut social des personnes adoptant les pratiques et le style de vie bauls ont montré qu'elles viennent en majorité des couches les plus défavorisées de la société, et généralement plus de la communauté hindoue que de la commu­nauté musulmane. Les classes aisées ont tendance à garder une certaine distance par rapport aux Bauls, tandis que les plus pauvres, y compris celle des intouchables, s'intègrent souvent très bien au tissu de leurs communautés. Ce phénomène montre bien l'importance des traditions populaires et les schémas de comportement indiens. Les Bauls du Bengale forment un vaste ensemble composé d'éléments divers mariant des coutumes folkloriques à des philosophies et des pratiques sophistiquées — un mariage que l'on rencontre très souvent en Inde. Au fil des siècles, certaines traditions folkloriques et croyances tribales et tantriques des Dravidiens de l'Inde pré-aryenne ont été influen­cées par l'idéologie sociale et religieuse du bouddhisme, du jaïnisme, du vishnouisme et autres courants de l'hindouisme, ainsi que du soufisme et des religions aborigènes96. Quant à la tradition baule, elle puise à de nombreuses sources dont les deux principales sont, comme nous l'avons déjà mentionné, l'hindouisme vishnouite et le bouddhisme sahajiya.

Extrait de l'ouvrage collectif, sous l'inspiration et la direction de Lee Lozowick, "Le coeur éternel de la voie" (tome IV)