«Plus nous apprenons comment toucher la réalité de notre être par le beau et le sacré, plus nous offrons à notre humain, le privilège de vivre le spirituel infini qui nous habite et qui est à l'origine de toute chose.» (Sœur Marie Keyrouz)
Ronald D. Laing fut un grand explorateur de la psyché humaine et des méandres inimaginables que peut suivre le mental ordinaire pour survivre, quitte à plonger la personne dans l'aliénation la plus insidieuse sans même qu'elle s'en rende compte. Voici un tout petit extrait de l'ouvrage «Soi et les autres», plus édité, mais disponible çà et là en livre d'occasion.
Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d'un pas un peu trop vif, il s'incline avec un peu trop d'empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d'imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d'on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu'il rétablit perpétuellement d'un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s'applique à enchaîner ses mouvements comme s'ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes ; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s'amuse. Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l'observer longtemps pour s'en rendre compte : il joue à être garçon de café.
(Jean-Paul Sartre, 1943, p. 98-99.)
Dans la chambre de cet enfant de trois ans, il y a quatre chaises. Quand il est assis sur la première, il est un explorateur, remontant, de nuit, l'Amazone. Sur la seconde, il est un lion et terrifie sa bonne en rugissant ; sur la troisième, il est un capitaine à la barre de son vaisseau. Mais sur la quatrième, une haute chaise de bébé, il essaie de faire semblant d'être simplement lui-même, rien qu'un petit garçon .
(A.A.Milne, cité par Anna Freud)
Si, ou quand « il » arrive à faire semblant d'être « simplement » lui-même, un masque sera devenu son visage et lui-même pensera que chaque fois qu'il agit comme s'il n'était pas « rien qu'un petit garçon », il fait semblant de n'être pas simplement lui-même. A mon sens, la plupart des enfants de trois ans, encouragés par leurs parents, encouragés par des autorités comme Anna Freud, sont en bonne voie de réussir à faire semblant de n'être que des petits garçons et des petites filles. C'est vers ce moment-là que l'enfant, renonçant à ses extases, oublie qu'il fait semblant de n'être rien qu'un petit garçon. Il devient rien qu'un petit garçon. Mais pas plus il n'est simplement lui- même parce qu'il n'est, à présent, rien qu'un petit garçon, que l'homme dont nous parlions n'est simplement lui-même parce qu'il est un garçon de café. « Rien qu'un petit garçon », voilà ce que de nombreuses autorités en matière d'enfants pensent qu'est un être humain âgé de trois ans. Soixante ans plus tard, celui qui avait cru n'être « rien qu'un petit garçon » qui devait apprendre ceci et cela afin de devenir « un homme », et qui s'était bourré la cervelle de toutes les autres choses que les hommes racontent aux petits garçons, étant devenu un homme, commence à devenir un vieil homme. Mais tout à coup il se rappelle que tout cela n'a été qu'un jeu. Il a joué à être un petit garçon, puis à être un homme, et maintenant le voici en train de jouer à être un « petit vieux ». Sa femme et ses enfants commencent à se faire bien du souci. Un psychanalyste, ami de la famille, explique qu'un déni hypomaniaque de la mort (il a subi l'influence de l'existentialisme) n'est pas rare chez certaines personnes ayant particulièrement « réussi dans la vie » ; c'est un retour au sentiment infantile de toute-puissance. On arrivera sans doute à « limiter les dégâts » en le socialisant dans un groupe religieux. Ce serait peut-être une bonne idée d'inviter le pasteur à dîner. Nous ferions bien de surveiller ses placements d'argent, on ne sait jamais... Il essaie de faire semblant d'être simplement lui‑même, « rien qu'un petit garçon ». Mais il n'y arrive pas tout à fait. Un enfant de trois ans qui essaie, mais sans y parvenir, de faire comme s'il n'était « rien qu'un petit garçon », s'attire des ennuis. Il se peut qu'on le fasse psychanalyser, si ses parents peuvent se le permettre. Malheur à l'homme de soixante-trois ans, si lui est incapable de faire comme s'il n'était « rien qu'un petit vieux ». Si l'on n'arrive pas, dans son enfance, à jouer à n'être pas en train de jouer quand on joue à être « simplement soi-même », très vite les gens s'inquiéteront à l'idée que le sentiment infantile de toute-puissance dure beaucoup trop longtemps. Et si, soixante ans plus tard, on découvre soudain à quel point on a été intelligent de faire si bien semblant qu'on a même oublié qu'on a fait semblant durant toutes ces années, on se rend fort bien compte que les gens pensent qu'on devient légèrement sénile.
Essaiera-t-on à nouveau de faire semblant, cette fois de n'être « rien qu'un petit vieux »? (Ronald D. Laing, «Soi et les autres»)