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Henri Gougaud : L'examen
C'était un jour d'octobre, à l'aube. Paris s'éveillait à peine. Le soleil ouvrait là-bas, au bout de l'avenue, assis sur son lit de brume bleutée. Le premier client de la journée poussa la porte du bar « Au réveille-matin », boule- bard de La Villette, et s'accouda au zinc. Le patron, à demi enfoui sous son comptoir, se disputait avec une caisse de bouteilles. On l'entendit se moucher bruyamment, puis il se redressa en s'aidant de sa main droite agrippée au percolateur, au-dessus de sa tête chauve. « Aïe, mes reins », dit-il dans un souffle pâteux. Il vit alors l'individu qui venait d'entrer, ouvrit la bouche d'où sortit un râle bref et tomba à la renverse, évanoui, raflant au passage deux étages de verres.
Le client sortit sans proférer le moindre mot. Il eût été intéressant, pourtant, qu'il en articulât au moins un. Ainsi, sur-le-champ, aurions-nous pu avoir une idée de son langage, du timbre de sa voix, de ses manières. Bien sûr, son apparence était parfaitement épouvantable. Il n'avait rien d'humain, bien qu'il fût bipède et de taille banale. Mais il avait l'air bien portant : dix yeux humides, grands ouverts, rampaient sur sa face velue, comme de vagues mollusques. Sa bouche énormément lippue s'ouvrait en un endroit où l'on a coutume, en nos pays, de situer le front. Mais il fumait la pipe, signe incontestable de pacifisme et de spiritualité. Son corps, d'un violet soutenu, était constellé de volcans miniatures qui crachaient de-ci, de-là quelques vapeurs noirâtres, ses pieds étaient des sabots chevalins, quoique mous, et au bout de ses bras pendaient d'étranges gueules vipérines, en guise de mains. Mais ses gestes n'étaient pas dénués d'une certaine élégance, et, pour tout dire, il n'était pas un sauvage. Il avait même l'allure d'un être parfaitement civilisé.
Pourtant, dès qu'ils l'aperçurent, déambulant sur le pavé matinal, deux gardiens de la paix brandirent leurs révolvers et tentèrent de l'abattre. L'honorable créature fit semblant de ne point en être incommodée et se contenta de faire pivoter trois yeux derrière sa tête qui contemplèrent, d'un air mélancolique, la fuite éperdue des deux pandores, à bout d'arguments. Quand ils eurent disparu, d'un pas vif et régulier, elle prit la première rue à droite, puis la troisième à gauche, s'arrêta enfin devant un immeuble de six étages d'aspect tout à fait ordinaire.
Il était sept heures. L'étrange bipède s'assit sur le bord du trottoir et attendit, indifférent au désarroi des passants qui, bientôt, s'attroupèrent à bonne distance. Quelques brèves minutes passèrent avant que n'arrivent deux cars de police qui prirent position aux deux extrémités de la rue. Le halètement des klaxons, le soudain déploiement des forces policières, le brouhaha des badauds agglutinés, n'eurent aucun effet apparent sur le métabolisme de celui que l'on appelait déjà, dans la foule, le monstre. Il demeura posé sur son bord de trottoir, non sans nonchalance, un oeil au ciel, six méditatifs et trois fermés, accrochés à son menton. Deux rangs serrés de gendarmes crispés, visiblement d'humeur massacrante, s'ébranlèrent pour ne s'arrêter qu'à deux mètres de lui, environ.
Il était irrémédiablement cerné. Alors il se leva et salua courtoisement la compagnie :
« Voulez-vous annoncer à M. Séraphin Leduc que je désire le voir ? », dit-il d'une voix étrangement féminine. « Il habite cet immeuble », ajouta-t-il en désignant, derrière lui, la porte close.
Son énorme bouche frontale se referma sur sa pipe.
Evidemment, nul ne lui répondit. Il y eut des mouvements divers. Deux personnages d'aspect important s'approchèrent, essayant de voir entre les têtes casquées.
— « Il a parlé ? », dit l'un.
Qu'est-ce qu'il a dit ? » -
Chais pas », balbutia un gradé complètement effaré. « Il veut parler à un type de l'immeuble ».
« Effectivement, reprit la créature. Je désire m'entretenir avec M. Leduc. Il habite ici, au troisième. » Et elle avala sa pipe en faisant gloup, négligemment.
Nouveau flottement. Au large du petit cercle des négociateurs, la rue était déserte, sur une cinquantaine de mètres. De nouveaux renforts de police prirent position sous les portes cochères. Le monstre émit quelques sons étranges en voyant apparaître, haut dans le ciel, une sphère métallique éblouissante. Nul, sauf lui, ne l'aperçut.
A l'instant où l'un des deux personnages importants allait se décider à parler, là porte de l'immeuble s'ouvrit et M. Leduc parut. C'était un quinquagénaire gris, fluet, légèrement voûté — le genre d'homme qui passe partout inaperçu. Il portait sous son bras une serviette débordante de papier à musique.
« M. Séraphin Leduc ? », s'enquit la créature.
« C'est moi-même », admit l'interpellé légèrement surpris, mais digne.
« J'aimerais vous parler », dit le monstre.
« Je veux bien, répondit Leduc, mais je n'ai pas beaucoup de temps. Je dois livrer ces partitions à neuf heures précises au studio Barclay. Je suis copiste, vous comprenez. Petit métier, mais je ne tiens pas à le perdre. »
« Je serai bref, dit le monstre. Voici : en tant que délégué des Planètes Unies, j'ai le plaisir de vous informer que vous venez d'être reconnu, par nos services galactiques de cérébrométrie, comme l'homme le plus intelligent de la Terre. (« Très honoré », murmura Leduc). Je représente donc, devant vous, l'assemblée interplanétaire des Mondes Intelligents et vous représentez devant moi la plus haute expression de l'intelligence humaine. Je dois tester — telle est ma mission — votre degré d'évolution intellectuelle, et par là-même évaluer celui de votre planète, puisque vous êtes son plus brillant représentant. Pour ce faire, je vais vous poser une question. Si vous répondez de façon satisfaisante, la Terre sera admise ' dans le concert des Planètes Unies. Inutile de vous dire que, dans ce cas, de prodigieuses perspectives seront tout à coup ouvertes à votre humanité. Dans le cas contraire, tout restera en l'état jusqu'au prochain examen, dans deux mille ans.Etes-vous prêt, M. Leduc ? »
Leduc opina. Le cercle policier, au milieu de la rue, se fit monolithique autour des deux compères. Le sort du monde allait se jouer là, sur quelques mètres carrés de pavé anonyme. Il était huit heures cinq. On entendait au loin une rumeur de foule malsaine et des concerts de klaxons impatients. La journée s'annonçait belle. Tous les témoins de la scène, pétrifiés, étaient d'une pâleur verdâtre.
— « M. Leduc, dit la créature, non sans solennité, que savez-vous de la nature ultime de la matière ? »
Le visage du petit homme gris s'illumina.
— « Tout ! répondit-il. J'ai tout compris, tout expliqué (il extirpa de la poche intérieure de sa veste une feuille de papier quadrillé soigneusement pliée en quatre). Regardez, tout tient en quelques équations simples. Personne n'a jamais voulu m'écouter. Pourtant, à partir de ces formules, on peut modeler la matière à volonté dans le vide, et cela sans la moindre explosion, pfffttt. Mais que voulez-vous, le gouvernement m'a refusé l'autorisation d'en faire la preuve expérimentale. Ils sont comme ça, en France. Tenez, vous pouvez vérifier, tout est juste. Mais rendez-moi mon papier, je ne m'en sépare jamais. »
— « Je le garde, répliqua le monstre. Merci beaucoup, M. Leduc. Vous êtes vraiment très intelligent. »
La sphère de métal — un astronef — se balança au-dessus des toits et descendit lentement vers le sol, sans le moindre bruit. Dès qu'il fut à portée de voix, la créature leva tous ses yeux ensemble vers le ciel, brandit la feuille de papier quadrillé au-dessus de sa tête et hurla :
— « Descendez l'échelle, les mecs ! J'ai la formule ! Je la tiens ! On les a eus ! Youpee ! »
Dans l'indescriptible confusion qui présida au départ du monstre, Séraphin Leduc réussit à s'éclipser. Il fut un peu en retard à son rendez-vous et s'excusa auprès du chef d'orchestre :
— « Je viens de passer une manière de baccalauréat cosmique, dit-il. L'examinateur était très intelligent. Il a tout compris. C'est peut-être catastrophique pour l'humanité, mais c'est très satisfaisant pour l'esprit. »
Et il s'en fut, à petits pas, boire un verre au bar des artistes.
1 commentaires :
Magnifique
Mp
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