samedi 22 mars 2014
Gilles Farcet : La gravité de l'être (2)
Au terme des pleurs se révèle une légèreté d’être ; le terrain intérieur est comme nettoyé de sa pesanteur. La légèreté de la vie semble intimement liée à cette légèreté. Mais celle-ci est pourtant bien éloignée de notre quotidien. Comment lui permettre de se révéler dans sa pleine fraîcheur ?
Je vais répondre par des évidences : impossible de se sentir léger si on porte des poids inutiles. Donc, il s’agit de « lâcher » comme on l’entend si souvent dire dans ce vocabulaire quelque peu approximatif qui caractérise aussi — au même titre que l’indécrottable sérieux — un certain milieu « branché spiritualité ». Alors, attention ! Si j’osais, je dirais : « soyons sérieux ». En tout cas, abordons avec gravité cette question si cruciale de la légèreté, l’insoutenable légèreté de la vie et de l’être comme l’a si bien formulé un grand écrivain — Kundera pour ne pas le nommer. Que pouvons-nous donc « lâcher » sans pour autant éviter quoi que ce soit ou adopter une quelconque pose insouciante face à un quotidien qui, certes, a ses contraintes et pesanteurs. J’en sais un peu quelque chose puisque à l’heure où je vous réponds, je vis seul avec deux enfants, travaille plus qu’à plein temps, écris des livres, enregistre un disque, fais les courses, les comptes, les repas, me débrouille pour partir en vacances avec mes filles et vivre par ailleurs ma vie d’homme... Bon, on me pardonnera de mentionner des détails personnels dans une interview à 3’ millénaire, mais c’est bien à dessein que je le fais : de même que pendant longtemps, on n’imaginait pas un poète chanter la machine à café ou les distributeurs automatiques, il me semble que l’on entend rarement certains « éveillés » ou instructeurs parler de la manière dont ils gèrent leur existence, comme si finalement l’éveil » était une abstraction, comme si, pour employer un langage religieux, Dieu ne s’investissait pas dans sa création... Disons qu’en ce qui me concerne, mon existence ne consiste pas à aller de conférence où je répèterais « il n’y a personne » à un atelier où je répèterais plus longuement la même chose... et j’ajoute que j’en suis très heureux, convaincu de l’adage zen selon lequel il faut amener le satori sur la place du marché, une place du marché qu’avec ses couleurs, ses bruits et sa vie je trouve trop souvent absente des discours spirituels. Je disais donc, qu’il s’agit de « lâcher » sans pour autant éviter ou tomber dans l’affectation de légèreté ? « Lâcher » quoi, au juste ? En premier lieu, les pensées inutiles auxquelles pourtant nous avons sacrément tendance à nous identifier. Il y a mon existence vécue et mon existence pensée qui peut s’écouler en parallèle. L’existence vécue a ses exigences, mais elle a ceci de léger malgré tout qu’elle se vit juste maintenant, dans l’instant. Tandis que l’existence pensée se traîne laborieusement dans le temps : pensées du passé, pensées du futur, commentaires, comparaisons. Inutile de préciser que l’existence pensée est autrement plus lourde que l’existence vécue. Je peux tout à fait utiliser la pensée comme outil, et un outil combien indispensable et précieux afin de prévoir, planifier, proposer, réfléchir... Bien que, pour paraphraser Pascal, l’homme soit un « robot pensant », il ne s’agit pas non plus de dégénérer en robot non pensant. Par contre, je ne suis pas obligé de laisser, tel l’apprenti sorcier, le balai de la pensée tourner sauvagement dans tous les recoins.
Le quotidien abordé avec conscience exige organisation, donc réflexion, donc planification, donc prévision par rapport à l’avenir, donc leçons tirées du passé, donc pensée utile. Mais l’organisation, c’est exactement comme la technique pour un musicien : c’est ce que l’on travaille sur un certain plan pour être libre de basculer dans un autre plan, celui de l’improvisation, de la magie musicale dans l’instant, de la grâce... La technique est lourde, la musique est légère.
Enfin, je crois qu’il n’y a pas de « légèreté », de grâce d’être sans une acceptation radicale de notre humanité. Un aspect de l’épouvantable sérieux qui gangrène les milieux spirituels, c’est ce que l’on peut désigner par l’ »idéal ». Affreux, horrible idéal spirituel qui écrase la vie sous son talon de fer... En fait, le mental fabrique de la religion — au sens négatif, idéaliste du terme — au kilomètre. L’hérésie la plus insupportable aux yeux de la religion, disait à peu près James Joyce, c’est l’être humain lui-même. Il y a quelque chose qui ne va pas dans mon humanité, crie le mental religieux ou l’idéaliste en nous. Donnez-moi du sublime, forcément du sublime, du transcendant, du grandiose, cachez-moi cet humain que je ne saurais voir... Au pire cela donne le nazisme, les intégrismes, au minimum la névrose spiritualo-religieuse dont le christianisme dévoyé n’a pas l’exclusivité. En tant qu’instructeur amené à entrer dans l’intimité de centaines de personnes, je constate chaque jour à quel point les êtres humains entretiennent un rapport épouvantable avec eux-mêmes, au nom, notamment, de leur idéal spirituel. « Il faut » être comme ci ou comme ça, c’est le règne du « spirituellement correct ». Et comme si les choses n’étaient pas assez complexes, il y a aussi la perversion du spirituellement incorrect érigé en version chic du spirituellement correct. Dans certains milieux, ce qui est « spirituellement correct » c’est d’être « spirituellement incorrect », pseudo folle sagesse, éveil sauvage et compagnie... Que tout cela est souvent, à quelques exceptions près, fabriqué, convenu, bourgeois, coincé, en bref, faux et triste. Car il n’y a rien de plus fina‑lement triste que le faux, rien de plus finalement gai que le vrai, une gaieté qui, encore une fois, inclut la gravité. Donc, oui, au coeur des pleurs et des rires assumés, il y a la légèreté, malgré tout, une légèreté d’un autre ordre, une grâce...
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5 commentaires :
"Une légèreté d'un autre ordre, une grâce"..
Tel un funambule sur le fil de la vie ..
La légèreté de son pas résume tout le travail effectué pour apprendre à le poser ..
Il est grave car il sait ce que signifie tomber ..
Il est gai car il a appris à marcher .
Bravo pour ce rappel qui a le mérite (o combien indispensable) de mettre les choses à leur place, en toute humilité et sans aveuglement.
Une spiritualité ancrée dans la réalité du monde tel qu'il est et tel que nous sommes.
L'humour rend les mots légers, la gravité leur redonne leur poids. C'est l'équilibre entre les deux qui va transmettre l'idée, qui vient de la profondeur intime de l'esprit.
Gravité et humour, comme les deux ailes de l'oiseau de vivre...
Sourire
Merci beaucoup Michel pour ces interview !
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