Faiz Ali Faiz
Il existe, en Inde du Sud, des couples de perruches inséparables, dont le mâle et la femelle possèdent chacun un chant distinct. Mais lorsque l’un des deux vient à mourir, celui qui reste seul cesse son chant pour prendre en charge celui de l’absent.
L’anniversaire du décès d’un Saint soufi, son mariage avec Dieu, est célébré chaque année avec le faste qu’exige sa noce.
Le Qawwali, ce puissant idiome musical du soufisme en Inde et au Pakistan, rendu célèbre par Nusrat Fateh Ali Khan, y tient une place essentielle.
Selon une certaine logique, les Qawwals, ceux-là mêmes qui vivifient la mémoire organisent à leur tour une fête entre eux pour se rappeler le départ éternel d’un des leurs. C’est ce qu’on appelle le « barsi ».
C’est pour rendre hommage à son « modèle », décédé il y a sept ans, que Faiz Ali Faiz s’est risqué à réaliser pour ce disque quelque chose d’inconcevable dans sa culture : reprendre les titres composés par Nusrat Fateh Ali Khan ou ceux, issus de la tradition, qui l’ont rendu célèbre de par le monde et tenter de leur insuffler une nouvelle vie.
Traditionnellement, les oeuvres originales appartiennent à une famille de Qawwal. Le style propre à cette famille, qui lui permet de lever une émotion supérieure à celle qu’un autre groupe chercherait à provoquer et qui, concrètement, lui assure des revenus convenables, est généralement gardé secret. Tous les groupes étant plus ou moins rivaux musicalement, il ne viendrait à l’idée de personne d’aller se risquer sur le terrain d’une famille à laquelle on n’appartient pas.
C’est pourtant ce que, d’une certaine manière, Nusrat avait fait, par la force de l’histoire, d’abord, puis, par la force de son insatiabilité musicale. En effet, les classifications sociales qui maintenaient les uns et les autres à une place fixe avaient été largement bousculées par les migrations dûes à la partition entre le Pakistan et l’Inde.
Les musiciens musulmans classiques, maintenant installés dans les nouvelles villes industrielles du Pakistan, Faizlabad, par exemple, ne jouissant plus de la protection d’un mécène, se tournèrent vers le public de ces usines textiles et des cultures environnantes, un public très pieux mais peu habitué aux extravagances formelles du Kheyal. Devenir Qawwal, c’est-à-dire porteur de la parole du soufisme , un métier peu considéré dans l'échelle sociale, étant donné le public auquel il était associé, représentait déjà un effort pour ces musiciens de cour. Mais adopter le style déclamé rauque de ces « preachers » de l’islam, cela était hors de propos.
C’est ainsi que le père de Nusrat initia un style où le « qalam », les vers des grands poètes soufis, se virent comme enluminés par des grands mouvements vocaux où alternaient gammes, ornements, portandi et un traitement musical qui reprenait symboliquement les images du texte, et que le Qawwali devint une forme musicale à part entière, intégrant de façon inattendue, la cour des « grandes musiques », du moins pour l’Occident.
Nusrat continua le chemin novateur de son père, en introduisant des éléments de musique venus de cette planète qu’il parcourait grâce à son talent. Et de Qawwali en concerts, il décida que son statut de Qawwal ne reflétait plus complètement sa liberté et sa productivité musicale. Aussi, au dernier « barsi » de son propre père, invita-t-il essentiellement les musiciens occidentaux qui lui avaient permis de dépasser son statut.
Que Faiz Ali Faiz, un peu mis à l’écart par les orthodoxes du « nouveau Qawwali » et la majorité Sunnite, ait fait un pas de plus dans cette direction libératoire, cela n’a rien d’étonnant. Nusrat était son modèle. Au point que, bien que n’étant pas de sa famille directe, donc ne pouvant prétendre à un enseignement du Maître, Faiz Ali Faiz ajouta au patrimoine musical qui lui avait été donné par ses parents, le style du Maître qu’il écoutait inlassablement sur les cassettes enregistrées.
Nusrat eut vent de ce jeune homme qui défrayait la tradition et ce n’est sans doute pas un hasard, si se sentant malade, il désigna cet inconnu pour le remplacer au cours de la plus célèbre réunion soufie annuelle pour prendre en charge son moment paroxystique : le « rang ». Celui qui est responsable de ce moment intense reçoit non seulement une certaine considération, mais accessoirement tout ce qui reste dans la poche de ceux qui, comblés, n’ont plus besoin d’argent. On voit alors des volées de billets être lancés sur la tête de l’heureux élu et les gens se mettre à danser.
En privilégiant ainsi ce jeune chanteur qui avait déjà établi un lien parental imaginaire à travers son mimétisme vocal, Nusrat Fateh Ali Khan savait sans doute ce qu’il faisait. Il avait reconnu dans cette voix la marque de ceux qui peuvent toucher le coeur par l’oreille.
Les musiciens ont d’ailleurs un très joli geste quand ils citent une composition de leur Maître : ils se grattent discrètement l'oreille, cette oreille par laquelle se sont glissés « les dessous de la sonorité ».
Le Qawwali
Le Qawwali est le nom qu’on donne à cette expression musicale ainsi qu’à la réunion où elle prend place. Un Qawwali est généralement basé sur un poème issu de la tradition des grands poètes soufis persans, arabes, du sous-continent indien, ou du musicien lui-même.
La mélodie qui porte ces vers peut appartenir à la tradition orale, être apparentée à un Saint soufi, compositeur, comme Amir Khusrau, fondateur du Qawwali dans sa forme la plus aboutie, ou tout simplement être l’oeuvre du musicien qui l’interprète.
Sur la base d’une composition de quelques mesures et d’un poème de quelques lignes, évoquant les thèmes majeurs du soufisme : la séparation (firaq), l’union sacrée (visai), la dissolution dans l’Être Aimé (fana), les Qawwals construisent pierre à pierre un Qawwali allant d’une poignée de minutes à plusieurs heures. Par des inserts poétiques issus de différentes sources ou du même poète, dans différentes langues, les Qawwals cherchent à toucher l'ensemble de l’auditoire souvent polyglotte, en constante interaction avec lui. Il importe de provoquer l’enthousiasme, la ferveur, et d’amener l'auditoire vers une « fête de l’âme », mais avec la contrainte de ne jamais casser la régularité rythmique qui facilite la transe.
Les Qawwals travaillent donc cet « envol vers l’Être Aimé », à coups de répétitions (takkrar) ou d’inserts poétiques (girah) soufflés par un membre du groupe situé juste derrière le chanteur principal et appelé « le prompteur », chargé de trouver pour lui, à la hâte dans Les livres (qalam) le vers le mieux adapté au sujet et au rythme. « Aspirateur de styles », le Qawwali emprunte à tout ce qui permet de soutenir cette émotion mystique.
Ainsi l'harmonium, importé par les missionnaires portugais, passé par les maisons closes, fait-il entendre des gimmicks tout droit sortis d’une musique à la mode, ou des sons inattendus, venus de pays traversés pendant les tournées. Si le Qawwali fait aujourd’hui un incessant voyage entre le sanctuaire et des situations plus séculières comme les fêtes privées de notables, la musique de film, ou les scènes internationales, et continue de fait à opérer des changements formels, il n’oublie jamais sa fonction : interroger le fond de son coeur pour y retrouver la joie d’aimer.
Akhian udikdian
Mes yeux implorent ton regard
Poètes : Manzoor Jhatta et Khawaja Pervez. Compositeur : Nusrat Fateh Ali Khan
L’histoire de ce titre démontre une fois de plus l’absence de séparation franche entre profane et sacré dans cet endroit du monde en général, et plus particulièrement dans l’expression
des mystiques soufis. Ce que Yasser Noman appelle « la version indienne du mysticisme ».
À l’origine, ce chant n’était qu’une simple girah (noeud, comme ceux d’un tapis qui, mis bout à bout, tracent une image), un insert poétique destiné à renforcer l’idée principale du poème central.
Ces deux lignes de poésie, Nusrat les avaient entendues dans une chanson de film célèbre, interprétée par la non moins célèbre Nur Jahan (1962). Inspiré par cette image de l’amour. Nusrat composa pour ces deux lignes une musique spécifique qui collait évidemment au Kafi de Belle Shah dans lequel elles devaient se glisser, « J’irai avec le yogi ».
L’histoire raconte que cette petite girah qui touchait à l’imaginaire de chacun, à travers l’imagerie du cinéma, devint si célèbre qu’elle fut demandée en boucle par l’auditoire, au détriment du poème principal.
Sous la pression populaire, Nusrat sollicita un second poète pour développer ces deux lignes et composa une musique portant fièrement ce début de vers comme titre : « Mes yeux se languissent de te voir et mon coeur t’appelle ».
A côté de toi, mon coeur
cherche le repos
Chaque goutte de sang,
Chaque souffle
me rappelle ton souvenir
Viens, mes yeux te cherchent,
mon coeur ne tient plus en place,
viens donc mon Bien-Aimé,
je t'en supplie au nom de l'Amour
cherche le repos
Chaque goutte de sang,
Chaque souffle
me rappelle ton souvenir
Viens, mes yeux te cherchent,
mon coeur ne tient plus en place,
viens donc mon Bien-Aimé,
je t'en supplie au nom de l'Amour
Texte : Martina A. Catella
Photos: Catherine de Clippel
Album paru chez Harmonia Mundi
0 commentaires :
Enregistrer un commentaire