mardi 12 juillet 2016

Présence et Souffrance







Suite à une interrogation au sujet de la possibilité de vivre l'instant présent dans le cas de douleurs physiques, voici un témoignage édifiant d'Abraham Serfaty sur son séjour dans la prison du Derb Moulay Cherif, à Casablanca.(Voir le lien pour situer le contexte). Bien sûr, c'est un cas extrême, mais la minutie de sa description témoigne de ce que peut devenir la présence à soi-même lors d'un tel voyage aux confins de l'horreur.


Dans le maelström des supplices


"Maintenant décrire, décrire quoi ? Comment décrire cette plon­gée dans l'Enfer?

Une meute de monstres acharnés à détruire... une symphonie de mort, dirigée par un maestro de la torture qui coordonnait parfaite­ment les mouvements de la meute, et moi-même au centre de la meute, qui me cabrais sous la douleur, moi, essayant parfois, lorsqu'on soulevait un peu le torchon, de retrouver mon souffle dans une aspi­ration qui ressemblait à un cri, celle-là même du noyé qui remonte pour un instant, entre deux vagues, à la surface, moi qui essayais, sous l'effet du produit mousseux, de me mordre la langue, mais n'y réussissant pas et poussé par une force interne irrésistible, me coupais la lèvre pour aspirer, par petites gorgées, le sang qui s'échappait, sous les cris d'enthousiasme du chef de la meute, s'exclamant que j'étais mûr pour parler.
Ah, les pieds qui brûlent sous les coups réguliers, et celui qui battait, de temps en temps, redressait entièrement mes jambes presque à la verticale, et ce métronome de coups et de douleur qui continuait son rythme infernal, mais là, la douleur devenait si terrible que mon corps entier se cabrait et je tirais désespérément sur les poignets arri­vant ainsi à redresser en partie mon corps pour retomber ensuite pendant que les coups continuaient.
Ces coups réguliers sur la plante des pieds, l'étouffement par le torchon humecté d'eau sur la bouche et parfois ce produit mousseux qui rend fou, tout cela coordonné par les cris du chef à sa meute : « Verse de l'eau salée » (sur les pieds)... « Ça y est, il boit son sang, il va parler »... « Allez-y les gars »... « C'est lui qui a écrit cet article dans Africasia... il faut le faire parler. » Et moi je sentais mon corps peu à peu se détacher de moi, de plus en plus loin sur un océan de douleur, tandis que je sentais mon moi s'enfoncer dans cet océan, dans ce maelstrôm de souffrances, de plus en plus profond, de plus en plus loin de mon corps, je me percevais comme une petite flamme qui ne cessait de se recroqueviller sur elle-même en tournoyant dans ce maelstrôm de ténèbres et de froid, pendant que mon corps conti­nuait à être ballotté très loin là-haut, quelque part entre la douleur des pieds, entre celle des poignets, entre celle de l'étouffement, entre cette folie sanglante provoquée par le produit mousseux.
A un moment, alors que mon corps était déjà très loin, alors que je m'en étais déjà très détaché et ne le contrôlais guère plus, je sentis mes intestins se vider complètement sans que je puisse rien faire pour les maîtriser, comme un spectateur impuissant de la déchéance de son propre corps.
Je m'enfonçais... je m'enfonçais... Combien de temps cela dura- t-il ? Combien d'heures ainsi à s'enfoncer dans le noir? dans un tour­billon sans fin ni fond ? Je ne sais plus si j'ai perdu connaissance, ni quand, ni même comment les tortionnaires finalement m'ont déta­ché de cette barre pour me poser tel quel par terre, ni combien d'heures je restais ainsi inconscient.
Je me souviens seulement — cela me semble beaucoup plus tard —, je sentis que l'on me retournait, quelqu'un qui devait être un infir­mier me prit le pouls ou la tension, je ne sais, et me demanda si je voulais du café. Pouvant seulement articuler quelques mots, je dis « Non... le coeur... » Il me demanda quel était mon médecin, je puis encore lui dire « En France... » Il n'insista pas et donna l'ordre de me faire laver et changer.
Toujours sous le noir total de mon bandeau, on m'amena quelques mètres plus loin (j'eus l'impression alors que c'était la même pièce). Là, on m'enleva mon pantalon et ma chemise et, assis, nu, par terre, quelqu'un me lavait sous le jet d'un tuyau ; de temps en temps, il me retournait pour compléter ce lavage. On m'enfila alors à nouveau un pantalon et une chemise et je ne sais plus comment ni où je replon­geais dans ma torpeur."


Extrait de "Le Maroc, du Noir au Gris", d'Abraham Serfaty,(2ème chapitre).
Paru aux éditions Syllepse