mercredi 15 février 2023

Conscience, par Jean-Marc Mantel








Ce texte de Jean Marc Mantel est si clair et lumineux qu'il me parait inutile de rajouter quoi que ce soit. Je vous invite donc à le savourer, en prenant tout le temps qu'il faut pour bien sentir en quoi il nous concerne tous.


Jean-Marc Mantel - La pensée est un objet d’observation. Elle peut être vue, contemplée, appréhendée, depuis l’instant de son émergence jusqu’à l’instant de sa disparition. Cette possibili­té d’appréhension signe l’existence d’un regard situé en dehors d’elle, qui la contemple. Ce regard, c’est la conscience. Essayez d’attribuer des quali­ficatifs personnels à ce regard et vous n’y arrive­rez jamais. Il n’est ni chaud, ni froid, ni beau, ni laid, ni grand, ni petit, ni jeune, ni vieux. Et pour­tant il se sait. Vous vous savez regard. Vous vous savez témoin de toute expérience. Vous vous savez connaisseur de votre corps, pouvant assister, à défaut de sa naissance, à sa mort. Ainsi la conscience se sait. Il ne s’agit pas là d’une connaissance analogue à celle d’un objet connu, mais d’une connaissance intime de ce que vous êtes, de la racine de toute pensée et émotion, de la racine de l’être, là où le « je suis » prend sa sour­ce. Cet espace de silence, de présence, de conscience n’est rien d’autre que moi-même, un moi-même libre d’attribut, libre de possession, libre de savoir, libre d’attachement, libre de sensa­tion, libre d’émotion, libre de pensée. C’est ce moi-même, dont l’authenticité ne fait nul doute, qui est nommé conscience. Il n’est pas différent de vous-même. C’est ici que vous-même et moi- même nous rejoignons, par-delà les cultures et les différences, par-delà les opinions et les préfé­rences. L’humanité, dans sa totalité, s’enracine dans l’expérience de la conscience. C’est cette expérience qui rapproche les êtres, les fait com­muniquer d’un simple regard, les fait s’aimer sans juger. Découvrir la conscience, c’est se découvrir, c’est abandonner toute idée, c’est lâcher toute pen­sée. Dans cette complète humilité, dans laquelle le moi est absorbé dans un espace qui le dépasse, se trouve ce que je suis, ce que je suis dans mon essence, dans votre essence, dans notre essence.



Le regard percevant la pensée, les émotions, les sensations, regard désidentifié, peut-il à son tour être perçu ?

Le regard n’est pas un objet de vision. Il est lui-même la vision. La vision ne peut pas se voir, mais ne peut que se savoir. Ce savoir est un vécu, qui ne se réfère à rien d’autre qu’à la vision elle- même. Il est libre de la mémoire. Il ne dépend ni des caractéristiques de votre personnalité, ni de vos expériences passées, ni des successions d’évé­nements que l’on nomme destin.


N’est-ce pas développer un concept que de dire que le regard se sait, que l’on se sait regard ? A quel niveau ce regard se sait-il ? Qui détient ce savoir?

Laissez partir le concept, et le vécu se trouve. Si l’on vous demande si, à cet instant même, vous êtes, vous allez répondre sans hésiter « oui ». Voyez à quoi se réfère ce « oui », quelle en est sa sour­ce. Un vécu se dévoile alors, vécu qui n’est pas de nature mentale, qui précède toute pensée.
C’est la conscience pure qui se dévoi­le à cet instant. La conscience est le contenant de tout savoir. Elle est elle- même le savoir. Elle n’a pas d’autre pro­priétaire qu’elle-même. Tout savoir poin­te vers la conscience, mais n’est pas la conscience. Le savoir acquis est une mémoire. Le savoir vécu est sans mémoire.


La façon dont vous présentez le « moi-même, dont l’authenticité ne fait aucun doute » s’oppose, par exemple, à la vision bouddhiste qui parle dans ce cas d’impermanence du moi. Comment concilier ces deux points de vue ?

Tout dépend si l’accent est mis sur la négativité ou sur la positivité. Lorsqu’un tableau est retiré du mur, si l’accent est mis sur l’absence du tableau, le manque se présente, si l’accent est mis sur l’arriè­re-plan du mur, rien ne change. De même, si l’accent est mis sur l’absence du moi, reste un vide. Si l’accent est mis sur la présence, reste le plein. C’est ici que la négativité devient positivité.




Le bouddhisme fait référence à un sixième sens, le sens des objets mentaux qui n’est ni plus ni moins qu’un sens ordinaire au même titre que le toucher, le sentir ou le voir. Quelle distinction faire entre ce sixième sens, confondu bien sou­vent avec le regard non identifié, apana­ge de la conscience, et l’observation libre d’attachement ? Comment se dis­criminent en soi ces deux niveaux ?

Le sixième sens fait référence à une vision subtile qui perçoit les mouve­ments d’énergie en arrière-plan de la forme. Cette vision s’inscrit dans la conscience. Elle en est une expression, mais elle n’est pas la conscience elle- même. La conscience est regard. Elle contient l’oeil physique et l’oeil subtil. La pensée est un objet. Lorsqu’elle émer­ge et commente la perception, il s’agit, pour le regard qui voit, d’une nouvelle perception qui se substitue à la précéden­te. Expérimentez ce qui ne change pas en vous lors du mouvement des percep­tions. A l’instant de cette auto- reconnaissance, vous vous découvrez libre de la perception.


Un grand nombre de chercheurs, dans la confusion entre le psychique et le spirituel, ont une opinion négative de la pensée et cherchent plus ou moins inconsciemment à l’exclure du champ de leur approche de la spiritualité. Ainsi se conditionnent-ils vers une auto-mutila­tion, ou à tout le moins une anesthésie du mental. De votre expérience, quel juste rôle la pensée est-elle appelée à jouer dans la vie phénoménale ? Par quel pro­cessus est-elle entraînée hors de la place qui lui est attribuée par la nature pour envahir le champ du mental ?

Le « problème », si tant est que l’on puisse le nommer ainsi, n’est pas tant la pensée, que l’attachement à son contenu. Lorsque le contenu de la pensée est reconnu en tant que pensée, mais non pas en tant que réalité, une relation saine à la pensée s’installe. Dans cette relation, la pensée n’est pas inhibée dans son dérou­lement, mais n’est pas non plus nourrie. Elle remplit alors son rôle d’instrument de la conscience, par son pouvoir synthé­tique et photographique, qui donne un aperçu figé d’une réalité mouvante. De la même manière que la photographie de l’ami(e) n’est pas l’ami(e), la pensée n’est pas la réalité qu’elle présente. Elle en est une représentation. Prendre la réflexion de la lune dans l’eau pour la lune elle-même est le signe d’un manque de maturité. La maturité est ce qui distingue le vrai du faux.




Une pensée est une tension corporel­le. Elle a besoin d’énergie pour apparaître, et s’efface lorsque cette énergie s’épuise. Mais une nouvelle pensée réapparaît immédiate­ment et se déroule en associations mécaniques aux­quelles je suis identifié. Où est puisée l’énergie qui génère ce mécanisme de pensées ? Et, autre versant de la question, que devient cette énergie dans l’ex­périence de la conscience de soi ?

Les tensions et défenses qui sont emmagasinées dans la structure corporelle jouent un rôle de réser­voir d’énergie, qui nourrit l’activité mentale et les émotions qui s’y rattachent. Lorsque la perspective s’oriente et que le corps se détend, les énergies fixées dans la structure réintègrent la globalité, à la manière du sucre qui se dissout dans l’eau. Cette mise en place des énergies n’est pas le fruit d’un vouloir, mais d’un abandon du vouloir. La vie est intelligence. Elle accorde et harmonise ce qui a besoin de l’être. Elle rapproche et sépare selon son bon vouloir. Libéré de la croyance en la réalité de l’acteur séparé, vous devenez vie. La vie ne meurt pas. Seules ses expressions naissent et meurent. Ce qui ne nait pas ne meurt pas. Laissez de côté ce que l’on vous a raconté, et voyez si vous êtes né.


Quel rôle joue la mémoire dans la perception ? Et comment intervient l’affect ?

La perception n’existe qu’à l’instant de son émergence dans la conscience. L’instant d’après, elle n’a plus aucune existence. Une autre percep­tion l’a remplacée. La mémoire relie les instants, donnant l’impression d’une continuité. Voyez qu’en accueillant pleinement chaque instant tel qu’il vient, et en le laissant mourir de la même manière, vous vous ressentez libre de cette valse sans fin. Vous n’êtes plus ni le danseur, ni la danse, mais l’espace de conscience qui contient les deux. La mémoire fonctionnelle a une utilité dans les actes concrets. Mais la mémoire psychologique, l’attachement ou le rejet du souvenir des expé­riences passées, appartient au moi. Le moi, expres­sion dans l’espace-temps de la conscience, meurt dans la présence à l’instant. Il ne peut se maintenir que dans l’illusion du temps, dans la croyance en la réalité d’un passé qui n’est plus et d’un avenir qui n’est pas.
L’affect ou l’émotion, dans son sens ultime, est l’expression de la beauté que vous êtes. Les autres formes de l’émotion sont des réactions transitoires d’un moi qui lutte pour sa survie. Le plaisir et la souffrance sont des expériences de prise et de lâcher-prise qui amènent, tôt ou tard, à réaliser que tout peut être abandonné, hormis vous-même, en tant qu’absolue conscience. Retirez les pions de l’échiquier, et reste l’échiquier, retirez l’échiquier et reste la table, retirez la table, et reste le plancher, retirez le plancher, et reste la maison, retirez la mai­son, et reste la terre, retirez la terre, et reste l’espa­ce, retirez l’espace et reste le vide, retirez le vide et reste la conscience. Mais ne confondez pas le concept de conscience avec la conscience elle- même. Le concept de conscience est encore un objet. La conscience n’est pas objet.



Dans votre approche de la psychiatrie et de la psychologie, comment intégrez-vous la dimension de la conscience par rapport aux souffrances psy­chiques qui s’expriment face à vous, souffrances qui paraissent insurmontables au patient ?

Le dénommé patient n’est rien d’autre qu’une expression de la vérité qui se cherche. Dans une approche mettant l’accent sur la conscience de la globalité, la souffrance est mise en relation avec le moi qui la crée, et le moi est mis en relation avec la conscience qui le perçoit. C’est toute l’habileté du thérapeute que d’inviter le regard à s’orienter, et de proposer sans imposer. Un entretien est en fait un partage d’expérience. Nous connaissons tous l’ex­périence de l’identification à la personne, et ses conséquences. L’expérience de l’absence de la per­sonne est moins connue, car masquée par l’agita­tion mentale, corporelle et émotionnelle. En invi­tant le relâchement des tensions psychiques et phy­siques, c’est en fait l’attention, dans sa nature origi­nelle, qui est invitée à prendre le devant de la scène, à remplacer le moi souffrant perdu dans ses projec­tions sans fin. La magie d’un entretien se découvre dans ces instants où le silence remplace la parole et l’écoute le refus. C’est ainsi que l’expérience du plein se substitue à la croyance au manque, et que la présence balaye l’illusion du regret. Rien ne peut être codifié dans cette démarche vers là où vous êtes. C’est par touches successives, à la manière d’un peintre impressioniste, que les mirages s’es­tompent et la clarté règne.



Article paru dans le numéro 69 de la revue 3eme Millénaire