samedi 31 décembre 2022

2023

Zone Bleue vous souhaite une année 2023 paisible et lumineuse...




jeudi 22 décembre 2022

Carla Bley plays Christmas Carols


Repost...




En cette période de fin d'année, le moment est bien choisi pour écouter ou réécouter quelques mélodies de circonstance; cette fois-ci, ce sont les arrangements de Carla Bley qui redonnent vie à ces airs bien connus dont certains ont à coup sûr bercé notre enfance. Voici donc une sélection de chants de Noël, interprétés par elle-même et ses musiciens, comme toujours impeccables:
Carla Bley - piano, arrangements, leader
Steve Swallow - bass
Tobias Weidinger - trumpet, Glockenspiel
Axel Schlosser - trumpet
Christine Chapman - french horn
Adrian Mears - trombone
Ed Partyka - bass trombone, tuba

Enregistrement en public, à Berlin, le 4 décembre 2008.









mardi 20 décembre 2022

Un Noël, des musiques





Cette petite anthologie de Chants de Noël a été publiée initialement il y a huit ans, et c'est avec plaisir que j'offre à tous l'occasion de découvrir à nouveau ces interprétations diverses, chaleureuses et colorées.





mardi 8 novembre 2022

L'Art d'Être Conscient : 4 exemples, par Douglas Harding








Extrait du livre "Vivre sans stress", de Douglas Harding, (chapitre 11 : "Le stress et la difficile condition humaine")



La militante de la Croix Rouge au Nigeria

Il y a quelques années, j'ai vu à la télévision le repor­tage d'une militante de la Croix Rouge au Nigeria pen­dant la guerre du Biafra — conflit particulièrement horrible. Son témoignage sur les souffrances atroces de la population civile n'était sans doute que trop fidèle à la réalité et justifiait parfaitement son appel de fonds. Pour­tant, ce qui m'a frappé alors plus que l'horreur de la violence, la maladie et la faim au Biafra, c'était l'angoisse et le stress dans sa voix et sur son visage. Elle n'aurait pas pu participer davantage à la souffrance. Elle était totale­ment impliquée, absolument pas détachée. Ce qui, j'ai tendance à croire, devait réduire sérieusement son effica­cité sur le terrain, comme cela nuisait énormément à la portée de sa prestation télévisée pour récolter de l'argent. Elle était, de toute évidence, une femme exceptionnelle, peut-être même héroïque, mais il m'a semblé qu'il lui manquait l'accès à cette Paix intérieure qui nous permet (comme j'espère le montrer) non seulement de recevoir tous les tourments du monde sans en être déchiré, mais même de les transmuer d'une certaine manière.




Le soldat en permission

En Inde au cours de la Seconde Guerre mondiale, un soldat britannique de trente-trois ans, en permission dans les Himalayas, fit une découverte d'une importance capi­tale pour lui. Ayant jeté un regard neuf sur lui-même, voici en résumé ce qu'il écrivit : « Ce que j'ai découvert ?... Deux jambes de panta­lon aboutissant à une paire de chaussures, des man­ches amenant de part et d'autre à une paire de mains, et un plastron débouchant tout en-bas sur... absolu­ment rien ! Certainement pas une tête.
Je découvris instantanément que ce rien, ce trou où aurait dû se trouver une tête, était très habité. C'était un vide énorme, rempli à profusion, un vide qui faisait place à tout — au gazon, aux arbres, aux lointaines collines ombragées, au ciel... J'avais perdu une tête et gagné un monde... En dehors de l'expérience elle-même ne surgissait aucune question, aucune référence, seulement la paix, la joie sereine, et la sensation d'avoir laissé tomber un insupportable fardeau. »
Au retour de sa permission, le soldat retourna au mess des officiers à Calcutta. Le Bengale était alors en proie à la famine. Il n'était pas rare que les pauvres meurent sans soin dans les rues de Calcutta. Mais maintenant, c'était par centaines et milliers qu'ils mouraient et un grand nombre de vivants étaient des squelettes debouts ou cou­chés, dont beaucoup d'enfants. A la porte-même de ses quartiers, il fut obligé d'enjamber des formes suppliantes.
Bien sûr, il ressentit de la pitié et donna de l'argent. Mais il ne se sentit pas impliqué. Il resta détaché, froid. Ce n'était pas une façon délibérée d'ignorer la souffrance qui l'entourait, il ne se retirait pas consciemment dans le havre de perfection du Vide qu'il avait découvert dans ce décor de montagnes si différent, et pourtant si proche. Néanmoins il est certain qu'il fuyait le stress et la dé­tresse qui l'entouraient en cherchant leur absence ici, au Centre. Comme si c'était possible ! Comme si ce refuge qu'il venait de découvrir apportait en lui-même la réponse aux souffrances du monde ! Il avait, c'est vrai, bien saisi (et retenu avec soulagement et bonheur) la première partie du message, la plus facile, celle concernant le déta­chement absolu. Il lui restait à comprendre et prendre à coeur la seconde partie, la plus dure, celle concernant l'implication absolue. C'était un bon début, certes. Il avait commencé à résoudre le problème du stress, mais guère plus. Pour le moment, il était capable de regarder ces corps émaciés avec une sérénité incroyable et, il faut bien le dire, monstrueuse. Je me sens d'autant plus libre d'en parler ainsi que le soldat, c'était moi.




Anandamayi Ma et la Rani

Une vingtaine d'années plus tard, je me trouvais à nouveau au Bengale, cette fois dans l'ashram de Anan­damayi Ma, sage indienne bien connue, suivie par des millions de disciples. C'était alors une très belle femme d'une soixantaine d'années, je suppose, et qui avait un port et une dignité de reine. Avec l'aide d'un interprète (elle ne parlait pas anglais, ni moi Bengali) j'eus le privilège d'avoir plusieurs entretiens avec elle au sujet d'un verset : « Je te salue, je te salue, O déesse qui es la Conscience dans toutes les créatures », qui revenait sans cesse dans les chants traditionnels que ses disciples chantaient tous les jours et qui m'émouvait profon­dément. Deux événements sont restés gravés dans ma mémoire. D'abord, l'instant où, au moment où j'allais partir, Ma m'offrit le châle qu'elle portait sur la tête en me disant : « Je suis toi, je suis toi ! » Et ensuite, la visite d'une Rani, princesse indienne, dont le fils unique venait de mourir. Les sages ont la réputation d'être détachés de tout. Eh bien j'ai vu Ma consoler cette femme éplorée pendant des heures. Et elle pleurait autant qu'elle.
Parmi les paroles de la sainte, il y en a qui auraient pu m'être destinées personnellement au moment de la famine au Bengale :
« Si, au sortir de votre méditation, vous êtes capable de vous comporter comme auparavant, c'est que vous n'avez pas encore été transformé... Les gens viennent à moi et me racontent que leurs fils et leurs filles sont montés dans leur voiture et partis sans même lever les yeux pour voir si leurs parents pleuraient. Ils sont complètement insensibles au cha­grin de leurs parents. Voyez-vous, c'est exactement ce qui se passe lorsqu'on a atteint un certain point sur la Voie... On pense : "Ceux que je prenais pour ma véritable famille ne sont en fait reliés à moi que par la chair et le sang. Quelle importance pour moi ?"... Mais par la suite, lorsque vous vous êtes détaché du détachement même, il n'est plus question de détachement ou de non-détachement. Ce qui est est CELA. »
Anandamayi Ma n'était ni « attachée à » ni « détachée de » cette mère et son chagrin. Elle était les deux à la fois. JE SUIS TOI, tel était et demeure son message pour ses disciples, comme il l'a été pour moi en ce jour mémo­rable et l'est resté depuis.




Mère Teresa

A peu près en même temps que la militante de la Croix Rouge (notre premier exemple), apparut sur les écrans de la télévision britannique une autre femme également concernée par la souffrance humaine : Mère Teresa de Calcutta. La réalité qui l'entourait était à peine moins atroce que celle de la guerre du Biafra. Mais le contraste entre les deux femmes était extraordinaire. La voix et le visage de Mère Teresa témoignaient d'une sérénité, d'une paix intérieures qui, loin d'être assombries par la détresse des malades et des mourants qu'elle aimait et soignait, n'en rayonnaient que davantage. Son ami et biographe, Malcolm Muggeridge écrit :
« En s'effaçant elle-même, elle devient elle-même. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un d'aussi remarquable. La croiser un instant seulement vous laisse une im­pression inoubliable. J'ai vu des gens fondre en lar­mes quand elle partait, même si c'était au cours d'une réception où ils n'avaient pu recevoir d'elle qu'un simple sourire. Une fois j'ai eu l'occasion de l'accompagner, avec l'une des soeurs, à la gare de Calcutta... Quand le train s'ébranla et que je m'ap­prêtai à sortir de la gare, j'eus l'impression de laisser derrière moi toute la beauté, toute la joie de l'uni­vers. »
Voici un exemple vivant de la manière de traiter le stress et la détresse du monde, y compris la nôtre : plon­ger dedans la tête la première, tout en en restant dégagé. « Etre concerné, et pas concerné », selon les termes de T.S. Eliot. Contrairement à la militante de la Croix Rouge, Mère Teresa n'oubliait pas sa Paix intérieure, mais à l'encontre du soldat britannique, elle n'y cher­chait pas un refuge. Elle ne s'était pas non plus arrangée habilement pour trouver un chemin intermédiaire entre ces deux extrêmes, un compromis raisonnable. Oh non ! Elle allait aux deux extrêmes à la fois, avec une énergie et un dévouement incomparables, et résolvait concrètement le problème soulevé dans ce chapitre. Peu importe le fait que nos langage et système de pensée personnels n'aient pas grand chose de commun avec les siens. Ce ne sont pas ses paroles mais ses actes — et plus encore elle-même — qui sont une leçon pour nous ici : sa démonstration réconfor­tante de la manière d'affronter le malheur calmement et d'être ainsi vraiment efficace.




Comparaison des quatre cas

En début de chapitre, nous avons dit que pour s'atta­quer intelligemment au stress — surtout celui dû aux multiples dangers dont nous sommes menacés et que l'homme a créés lui-même — il fallait s'attaquer à leurs racines : la peur, la haine et l'avidité ou le désir insatiable. En un mot, l'aliénation. Dans quelle mesure nos quatre personnages ont-ils chacun réussi cela ?...


1) Tout dans la militante de la Croix Rouge révélait sa peur de la guerre et de ses conséquences, sa haine des responsables de la guerre et son désir fou d'assurer la sécurité et la survie de ses amis. Résultat : stress et inefficacité. Cette voie mène tôt ou tard au désespoir ou à la folie.

2) Le soldat en Inde avait réussi à trouver une sorte de paix au-delà de la peur, de la haine et de l'avidité. Mais il restait inconsciemment fortement attaché à cette demi-vérité qui est vision de lui-même comme Espace vide, par opposition à la vérité totale qui est vision de lui- même comme Espace rempli. C'était pour lui le moyen de se désengager de l'humanité souffrante, attitude totale­ment irréaliste, pour ne pas dire plus. Aucun écran ne pouvait lui dissimuler la misère humaine. Résultat : beau­coup de culpabilité et de stress cachés.


3) Je ne doute pas que Anandamayi Ma ait été totale­ment libérée de la peur, la haine et l'avidité, ainsi que de toutes émotions. (Nous le sommes tous, en notre centre, mais elle l'était consciemment.) Et je suis sûr que les larmes qu'elle versait en partageant la douleur de cette jeune mère endeuillée étaient d'autant plus sincères qu'el­les ne troublaient en aucune façon sa propre sérénité absolument imperturbable. Elle prenait sur elle la dou­leur de l'autre étant elle-même libre de toute douleur, tout comme elle prenait sur elle le visage de l'autre étant elle- même sans visage. Pour apprécier pleinement ce que cela signifie concrètement, il faut, comme Ma, voir Qui vous êtes. Et pour cela, il vous suffit de voir dès maintenant comme votre propre Espace est vide pour enregistrer ces commentaires sur elle.


4) A sa manière, Mère Teresa a trouvé la confiance au-delà de la peur, l'amour au-delà de la haine, le renon­cement et le détachement au-delà de l'avidité. Elle réussit à prendre sur elle les tragédies humaines les plus effroya­bles parce que la Paix qui est au centre d'elle-même demeure intacte. Dans notre langage, elle a résolu le problème du stress en s'immergeant dedans : elle est le stress tout en ne l'étant pas. Théorie absurde ? Si vous voulez. Mais concrètement, c'est ainsi que cela fonc­tionne. Et cela fonctionne bien !

Vous pensez peut-être que, contrairement aux femmes que j'ai décrites, vous n'êtes pas de l'étoffe dont on fait les héros et les saints. N'en soyez pas trop certain. D'innom­brables hommes et femmes méconnus se sont levés pour faire face au défi de la misère et de la souffrance humai­nes, alors qu'ils ne s'étaient jamais imaginés dans la peau d'une héroïne ou d'un héros. Leurs croyances et voca­tions particulières leur appartiennent en propre, mais leur comportement est un message pour tous : vous êtes faits de la même étoffe qu'eux, vous avez en vous la même capacité de force sereine. Et comme eux, vous êtes ca­pable de faire face à n'importe quoi, sans porter la moin­dre atteinte à cette Paix Parfaite qui est au centre de nous- même, cette Sécurité absolue que nous partageons tous.









jeudi 16 juin 2022

La chanson de la grande capitulation







J'ai accompagné, en tant que pianiste, Anna Prucnal sur une pèriode d'environ quatre ans (1989 à 1993) Un disque du spectacle "Monsieur Brecht" créé le 26/02/1993 à Troyes existe, en voici un extrait. (Le texte est dit par Jean Mailland)



La chanson de la grande capitulation 
(Texte de Bertold Brecht, musique de Paul Dessau)
 
Chant : Anna Prucnal 
Récitant : Jean Mailland 
 Piano : Michel Tardieu 
Enregistré en direct le 26 février 1993 par Roger Roche à L'Espace Cité, Troyes. 
 
Chanson de la Grande Capitulation (Brecht/Dessau) 
 
Moi aussi j'ai dit, dans la fleur de ma jeunesse : Je ne suis pas pareille à toutes les autres.
(Pas une simple fille de ferme J'ai de l'allure et des talents, j'ai de l'ambition) 
Je ne mangeais pas de tout, j'avais ma délicatesse, Je prétendais marcher la tête haute. 
(Tout ou rien. Le premier venu, jamais. Comme on fait son lit on se couche. 
Personne ne me fera la loi). 
Le pinson dans la cour Siffle : cause toujours ! 
Avant que l'année soit écoulée Tu marcheras avec la clique Tu joueras sur ton petit clairon, Mets-toi dans le ton. Une deux, tout le monde dans le rang 
L'homme propose, Dieu dispose... Tout ça c'est du flan. 
 
Avant qu'une année se soit écoulée J'ai appris à boire dans tous les verres. 
(Deux enfants sur les bras, au prix qu'est le pain, et tous les frais qu'on a) 
Quand ils m'ont laissée, après m'avoir éduquée, Je ne marchais plus, je rampais sur la terre.
(Faut prendre les gens comme ils sont. La main gauche ignore ce que fait la main droite. 
On ne passe pas par le trou d'une aiguille) 
Le pinson dans la cour Siffle : cause toujours ! 
L'année n'est pas encore passée La voilà qui marche avec la clique, 
Elle joue déjà de son petit clairon, Elle se met dans le ton. 
Une deux, tout le monde dans le rang ! 
L'homme propose, Dieu dispose... Tout ça c'est du flan 
 
J'en ai vu beaucoup monter à l'assaut du ciel, Nulle étoile n'est assez belle, n'est assez loin. 
(Travaillez, prenez de la peine. Quand on veut on peut. 
Les petits ruisseaux font les grandes rivières) 
Ils ont tant cherché, tant remué le ciel et la terre, 
Qu'à la fin ils ne pouvaient plus remuer leur propre main. 
(Selon ta bourse, gouverne ta bouche) 
Le pinson dans la cour Siffle : cause toujours ! 
Avant que l'année soit écoulée Les voilà qui marchent avec la clique 
Ils jouent sur leur petit clairon, Ils se mettent dans le ton. 
Une deux, tout le monde dans le rang ! L'homme propose, Dieu dispose... 
Tout ça c'est du flan !







jeudi 12 mai 2022

Henri Giordano : Brazil








Un album totalement introuvable, enregistré dans les années 70, jamais édité en CD : je l'ai trouvé en vinyl sur internet, vendu par un hollandais !
Je l'ai numérisé, traité pour améliorer le son, et voilà...

Piano, synthé : Henri Giordano
Basse : Tony Bonfils
Drums : André Ceccarelli
Trombone (2&6) : Christian Guizien

Un lien pour télécharger les 8 morceaux : Brazil




jeudi 17 mars 2022

Le coeur éternel de la voie : Les Bauls du Bengale (4)






Voici le dernier article de cette série, concernant cette fois le concept de "mendicité", telle qu'elle est pratiquée dans la voie Baule.

Mendicité

Les mendiants sont généralement considérés comme des gens sans aucune valeur, incapables de faire quoi que ce soit par eux- mêmes, prisonniers de circonstances terribles. Mais certaines traditions mystiques voient le mendiant comme quelqu'un qui s'est libéré des circonstances, s'en remet totalement à Dieu et a transcendé le monde des formes. Concrètement, le mendiant spi­rituel, le mendiant « par choix » a beaucoup de points communs avec le mendiant « par circonstance ». Ne possédant ni maison ni objets, il voyage léger. Il ne peut compter que sur sa propre ingéniosité, n'a pas de statut social et n'espère pas en avoir un, et de ce fait ne se prend pas au sérieux. Il n'a pas d'obligations envers ses frères humains, peut disparaître sans que personne ne s'en aperçoive. N'ayant rien à perdre, il est libre d'aller là où plus riche que lui n'oserait pas se rendre. N'étant pas digne d'at­tention, il est comme invisible.

Un mendiant sait survivre dans la rue et ne se laisse pas faci­lement tromper. Il ne se fait aucune illusion et ne tolère pas la crédulité chez autrui. Il n'a ni honneur ni réputation à défendre. Il ne se fie qu'à sa propre expérience et sait avec certitude que ce qui reste de lui ne peut pas être détruit — si ça pouvait l'être, ça l'aurait été depuis longtemps. Un mendiant est quelqu'un que le monde de l'avoir et du territoire, du pouvoir et de la renom­mée, a rejeté. Dans une société où le seul but est la production et la consommation, le mendiant est inutile.
Cette description s'applique aussi au Baul, à ceci près qu'il est, lui, mendiant « par choix » — ce qui est un paradoxe puisque pour lui, la notion de choix ne s'applique pas. Habité par le feu divin, le coeur embrasé d'intoxication spirituelle, le Baul est in­capable de prendre part aux affaires du monde et d'en suivre les règles. Il n'est pas rare qu'avant de devenir mendiant, le Baul ait fait l'expérience d'une certaine réussite matérielle et qu'il ait abandonné statut social, confort, richesse et pouvoir pour une vie de renonciation et de quête spirituelle.

Pour participer à la société, il faut avoir une certaine tran­quillité d'esprit, être persuadé que les attractions et les fascina­tions offertes par le monde sont les seuls buts de l'existence. Le Baul se sent incapable de générer ce type de « certitude ». Sa tranquillité d'esprit a disparu définitivement le jour où le réel a fait intrusion dans sa vie. Il peut simuler l'enthousiasme, mais le coeur n'y est pas. Rien ne le motive plus. Voyant que les Bauls ne participent pas à la société, les gens les traitent de fous, veulent savoir pourquoi ils ne cherchent pas à se rendre utiles. La seule vraie réponse que les Bauls puissent leur donner, c'est qu'ils sont effectivement fous. Et qu'ils finiront sans doute leur vie sur les routes à mendier, la tête couverte de poussière, mar­monnant des propos inintelligibles sur le Bien-Aimé.

Mais le mendiant baul n'est pas un clochard. Il n'est fou qu'aux yeux de l'observateur conventionnel. Le mendiant éso­térique est semblable à ces vagabonds que l'on rencontre parfois et dont le regard brûle d'une flamme authentique — une flamme qui n'est ni agressivité ni démence, mais sagesse et appétit pour la vie, intacts malgré la pauvreté et la saleté. Le mendiant ésotérique reste parfaitement présent aux circonstances de son existence. Il n'a pas la liberté de rêvasser ou de relâcher son at­tention. Il n'a aucune valeur aux yeux du monde, mais lui-même ne rate jamais une occasion de s'engager dans la vraie vie de l'esprit. Il n'a rien à défendre et peut donc se consacrer entière­ment à ses compagnons et à ce qui l'entoure. Il est parfaitement vivant.

Étudier la poésie extatique des mystiques qui ont endossé le rôle de mendiant dans leur relation à Dieu nous donne une idée de ce qu'est la mendicité. Ce que ces textes nous évoquent, c'est que si nous nous sentions poussés dans cette direction, nous pourrions nous aussi endosser ce rôle. Dans ce contexte, plus on est inutile au monde, plus on est précieux pour le Divin, la mendicité ésotérique étant un état de vulnérabilité pure face à l'influence divine.
Ce qui les distingue du reste de la société bengalie et carac­térise leurs coutumes, c'est que les Bauls vivent d'aumônes et se contentent de peu. Les villageois qui déposent un peu de riz dans leur bol en noix de coco leur donnent parfois aussi des morceaux de tissu qu'ils ajoutent à leur veste en patchwork, leur guduri. Les Bauls considèrent ce vêtement comme le symbole de la mendicité: de la renonciation volontaire et la réalisation spirituelle. Il n'existe pas de règle ou de définition proprement dites à son sujet, mais tous les Bauls semblent tacitement d'ac­cord sur ce point.
Vêtu de ce costume traditionnel, le Baul va de village en village et chante en demandant l'aumône devant chaque maison qu'il rencontre. Mendier est pour lui une activité et un devoir religieux. Vivre ainsi d'aumône est le signe de son non-attache­ment aux choses matérielles et aux affaires du monde.

Le mendiant baul est différent des autres mendiants d'Inde car il y a dans sa façon de mendier une dynamique de récipro­cité. Le Baul chante sa dévotion et celle-ci touche le coeur des gens. Ceux-ci répondent en lui donnant de l'argent et de quoi manger. Ils rendent ce qu'ils ont reçu lorsqu'il a invoqué pour eux la Présence divine et l'amour de Radha et Krishna, le remercient d'éveiller en eux la nostalgie amoureuse et la ferveur reli­gieuse. L'esprit et les chants des Bauls sont un baume pour l'âme du petit peuple, ce sont leurs qualités spirituelles qui font qu'ils sont ainsi acceptés et accueillis. C'est cette notion de réciprocité dont il est question, entre autres, quand on parle de madhukari ou mendicité sacrée.

Quand nous l'avons interrogé sur le rôle de la mendicité dans sa sadhana, Sanathan Das, un Baul de Bankura célèbre pour la puissance de sa danse et de ses chants, nous a répondu la chose suivante : « Nous suivons la voie baule. Le fait de subvenir à nos besoins en mendiant est le premier pas sur cette voie. Nos chants sont comme des cartes qui nous aident à atteindre le but de notre voie. »
Les Bauls soutiennent que pour atteindre la réalisation, il est essentiel de renoncer à tout lien avec le monde. Leur logique est simple et limpide : « Nous sommes des mendiants, nous ne possédons rien. La seule chose que nous ayons, c'est notre corps. Dieu réside dans notre corps. De quoi d'autre avons- nous besoin ? » Pour eux, renoncer à tout et mendier pour subvenir à ses besoins n'est pas une fin en soi, mais constitue la première étape sur la voie et le moyen de cultiver en soi un sentiment de dévotion qui amènera à réaliser Dieu.

Les Bauls sont généralement d'avis que la réalisation spiri­tuelle est directement proportionnelle au degré de renoncement et inversement proportionnelle à l'implication de la personne dans la société. C'est un Baul qui a dit : « Dans la mesure où nous n'avez rien et êtes détachés du monde, alors dans cette mesure, vous sentez Dieu présent en vous. Si vous ne possédez absolument rien et êtes parfaitement détachés de tout désir mondain, Dieu se manifeste dans votre vie totalement. » Et un autre : « Nous avons Dieu dans notre corps. Mais ceux qui se sont laissés charmer par le monde matériel ne peuvent pas percevoir ou comprendre ce Dieu. Ils titubent comme des ivrognes dans le monde de maya. » On retrouve ces mêmes senti­ments dans l'adage baul : « Ne rien avoir, c'est avoir Dieu. »

Les Bauls insistent sur le fait que chaque désir en entraîne d'autres et qu'il est essentiel de limiter nos envies de posses­sions. Le seul désir que nous devrions avoir est le désir de Dieu. Tout attachement matériel nous enchaîne et obscurcit notre esprit par des passions et des dépendances. Pour les Bauls, les 6 « ennemis » ou obstacles à la vie spirituelle naissent du désir. Ces ennemis sont la luxure, la colère, l'avidité, l'engouement, la vanité et l'envie. Ils en parlent très souvent et conseillent de s'en méfier. Ils ne démordent pas du fait que ces obstacles doivent être surmontés et transformés si l'on veut progresser sur le che­min menant à l'union à Dieu.

Extrait de l'ouvrage collectif, sous l'inspiration et la direction de Lee Lozowick, "Le coeur éternel de la voie" (tome IV)


Le coeur éternel de la voie : Les Bauls du Bengale (3)






Les chants bauls

Les Bauls utilisent le chant, la musique, la danse et la poésie pour transmettre leurs enseignements et leurs réalisations spiri­tuelles. Les chants du Baul sont le principal moyen pour lui d'exprimer son expérience du Divin :
« Le chant est un élément indispensable à la vie baule, il va jouer un rôle essentiel dans sa sadhana, l'aider dans sa quête éternelle de "l'Homme du Coeur", être le seul moyen dont il disposera pour communiquer ses idées aux hommes ordinai­res. En bref le Baul fait tout à travers ses chants : il vit en eux, médite en eux, dort en eux, meurt en eux. »
Leurs chants sont pour les Bauls sources de délice, d'extase et de plaisir. Ils en retirent la paix et le réconfort dans les moments d'intense nostalgie ou de grand chagrin, lorsqu'ils souffrent de se sentir séparés de Dieu. C'est cela qu'ils communiquent à leur auditoire, cet éventail d'invocations théâtrales porteuses d'extase et de peine partagée. Les Bauls sont passés maîtres dans l'art d'entrer grâce à leurs chants en communion avec les couches les plus humbles de la société.

Les chants des Bauls parlent de leurs croyances et des prati­ques complexes de leur sadhana, comme par exemple l'acte sexuel et les rituels qui l'accompagnent, ou encore certains prin­cipes liés à la respiration. Mais les mots dont ils se servent sont ambigus, ce qui fait que même lorsque le public en saisit le sens apparent, il ne peut en comprendre la signification profonde. Pour découvrir les secrets encodés dans ces paroles, il est néces­saire de « travailler ». Les détails de la sadhana baule sont trans­mis exclusivement de guru à disciple et ne sont sujets de discus­sion qu'entre élèves d'une même communauté. On conseille à ces derniers de n'en parler qu'avec prudence et de prendre garde à ne divulguer aucun secret. Les Bauls considèrent que très peu de gens s'intéressent réellement à leur voie. « Les gens de l'exté­rieur pourraient se moquer de nous s'ils connaissaient notre religion. »
« Mettant en pratique ce dont ils parlent dans leurs chants, les Bauls explorent la vision spirituelle qui s'applique à chaque circonstance de la vie. Leurs paroles ont un sens caché, elles sont comme la peau épaisse sous laquelle se cache le goût sucré du fruit. Une fois cette peau épluchée, on peut goûter la chair ruisselante de jus. Celui qui ne reste pas au niveau superficiel mais parvient à découvrir le sens caché des paroles baules res­sent un plaisir de nature divine. L'originalité des chants bauls vient de la philosophie profonde qu'elle recèle sous des mots ordinaires et simples utilisés par les couches sociales les plus humbles. »

Le jour où grand-père mourut dans les bras de grand-mère,
Fut le jour de la naissance de mon père.
Le jour de mes seize ans,
Fut le jour de la naissance de ma mère.
Pense donc, ma mère naquit ce jour-là.
Une goutte sur le front tombe dans la grande eau, Ce jour-là,
Un pêcheur attrape la rivière dans le filet de l'illusion.

Si les chants bauls comportent des métaphores relatives à des pratiques ésotériques et à la relation de l'homme avec Dieu, ils décrivent aussi la société et les illusions véhiculées par les conventions. A travers leurs chants, les Bauls dénoncent les par­faits non-sens de la vie et critiquent sévèrement la rigidité inutile des rites instaurés au nom de la religion, ainsi que les barrières artificielles des castes et des dogmes. En ce sens, les chants bauls semblent vouloir nous réveiller. « Ouvrez les yeux ! », nous disent-ils.
Chaque chant est considéré refléter parfaitement la façon dont vivent les Bauls. Il est souvent à double sens, peut être compris à la fois au niveau exotérique et ésotérique, présente la philosophie baule et permet une invocation d'une très grande force. Il a un rôle fondamental car il représente un pont entre les Bauls et ceux qui ne le sont pas.
Divers éléments sont pris en compte lors d'une représentation baule : la mélodie, la philosophie exprimée, les instruments, le style personnel des musiciens, et le choix des paroles qui sont toujours concrètes et saisissantes. Tous ces facteurs contribuent à l'impact qu'aura le chanteur sur l'esprit et le coeur de ceux qui l'écouteront, qu'ils soient indiens ou occidentaux. Les chants bauls véhiculent et enrichissent l'héritage culturel de l'Inde, et du Bengale en particulier. On ne saurait se faire une idée juste de la vie des Bauls sans accorder à leur musique l'importance qui lui est due.

Les instruments bauls sont simples et viennent de la tradition folklorique du Bengale. Le Baul fabrique et répare lui-même ses instruments et entretient avec chacun d'eux une relation per­sonnelle très forte. Pour lui, l' ektara, le dotara (instrument à cordes) et le dugi (tambour) sont des êtres vivants qui se nour­rissent de la force vitale d'une sadhana focalisée sur l'Homme du Coeur. Chaque chant se veut une offrande venue du plus pro­fond de l'être, un cri de dévotion, une prière, un chant de louan­ge et d'adoration. Les instruments qui permettent au chanteur baul de s'exprimer ainsi sont donc entretenus avec le plus grand respect. Ils sont pour lui des êtres sacrés possédant chacun sa vie propre.

La danse fait également partie des spectacles bauls. Elle consiste en mouvements chorégraphiés très précis qui se fondent sur la technicité particulière d'une discipline yogique. Ce sont des mudras, c'est-à-dire une gestuelle sacrée, des postures « ob­jectives » qui suivent la circulation rythmique des différents flux énergétiques du corps. La danse baule est unique au monde. Lorsqu'il danse, le Baul est en réalité en posture de supplication aux pieds de l'Homme du Coeur, en pleine invocation de la Présence divine.

C'est de cette manière que le Baul rend hommage à la réalité absolue. Témoins de sa réalisation spirituelle, ses chants appar­tiennent au trésor de sa communauté. Toute représentation baule est une rencontre à la fois sociale, culturelle et spirituelle entre les musiciens et ceux qui les écoutent. Autrement dit, les liens qui se forment alors viennent de ce que tous partagent la même vision d'un monde multidimensionnel. C'est entre autres ce dernier point qui fait des représentations baules une expérience absolument unique que l'on ne retrouve pas dans les autres tra­ditions musicales du continent indien. Celles-ci requièrent en effet un cadre et une ambiance formels, tandis que la voie baule n'est pas soumise à ce type de contraintes. Même s'il existe un protocole dans la manière de chanter que le Baul va respecter, il a néanmoins la possibilité de se produire n'importe où, n'im­porte quand. C'est sa dévotion qui va toucher son auditoire, une dévotion portée par un sentiment d'urgence nourri par l'intensité de sa sadhana. Et si certaines techniques vont lui permettre de transmettre l'essence de cette dévotion, c'est la grande Vie elle- même qui donnera à son chant la douceur et la mélodie de son amour, son affection, sa nostalgie, sa tristesse, son désespoir, son déchirement.

Extrait de l'ouvrage collectif, sous l'inspiration et la direction de Lee Lozowick, "Le coeur éternel de la voie" (tome IV)


Le coeur éternel de la voie : Les Bauls du Bengale (2)






La philosophie baule

Beaucoup associent le mot « baul » au fait de partir jouer de la musique sur les routes ou même plus généralement de rejeter le protocole social établi. C'est peut-être pour cette raison que les Bauls ont depuis toujours une réputation de bons à rien, d'obsédés sexuels, de libertins, d'ivrognes. De nos jours, l'in­térêt porté à la musique du monde et le fait qu'il devienne courant de faire passer à la radio ou partir en tournées d'obscu­res sectes religieuses nous font oublier que ce n'est pas parce que l'on porte une veste en patchwork ou que l'on sait pincer les cordes d'une ektara que l'on est un Baul authentique. Comme dit Pagal Ram Dass : « Chanter des chansons baules ne fait pas de vous un Baul. De même qu'on n'est pas Baul simplement parce qu'on dit en être un. Rien n'est acquis. Le Baul au départ n'est qu'un homme. Celui qui veut être Baul doit suivre les pratiques religieuses prescrites par son guru. La voie du Baul est la voie suivie par son guru. Il doit s'en remettre totalement à son guru. Il doit donc faire certaines choses dont il tirera des bénéfices. Il faut croire. Il faut avoir la foi. »

Le vrai Baul se distingue par une pratique rigoureuse sous la tutelle d'un ou de plusieurs gurus de qui il reçoit des initiations ou dikshas et qu'il considère comme les représentants de l'être humain idéal, la forme même de Dieu. C'est en tant que tel qu'il va les adorer. Le Baul a souvent un premier guru qui lui trans­met sa maîtrise de la musique, et un autre qui lui enseigne le yoga grâce auquel il pourra se transformer. Il reçoit donc des pratiques et des instructions sur le contrôle du souffle et de l'énergie sexuelle qui sont censées lui permettre un jour d'être la manifestation vivante de la relation entre Krishna et Radha, _iva et Shakti. Les chants et les danses du Baul sont un moyen pour lui de partager avec d'autres sa passion pour Dieu et d'allumer dans le coeur de ceux qui l'écoutent le feu de la nostalgie, un feu qui les rappelle à eux-mêmes, les sort du sommeil de leurs illu­sions, les libère de leurs rêves de souffrance. Dans sa vie quoti­dienne et son attitude envers la vie, le Baul authentique est un mendiant dans la mesure où il renonce à toute vie personnelle et à la possibilité d'avoir une profession afin de rester libre de servir et d'adorer Dieu. Vivre comme un Baul, c'est donc vivre ce que Lee appelle un état d'« esclavage spirituel ».

Le Baul est un enfant ou, comme dit Rajneesh, « un jaillisse­ment spontané de la nature ». Nous avons déjà vu que pour les Bauls, les dogmes, les rituels et les soi-disant codes religieux dressent un mur entre l'individu et Dieu. Le fait de se rigidifier en adoptant des formes religieuses spécifiques restreint le possi­ble infini de la primauté d'extase naturelle et empêche le plein épanouissement de cette innocence organique, dont l'expression dépend de la volonté de Dieu. Si nous donnons trop d'importan­ce aux rituels et aux formes, nous finissons par croire que le reflet de la lune dans l'eau est la lune elle-même. Dieu finit par devenir un concept métaphysique stérile surimposé à la réalité vivante d'une myriade infinie de possibilités (la projection de notre propre image et de notre névrose personnelle). Nous ado­rons des idoles d'argile, des « veaux d'or », au lieu d'adorer le mystère de la vie elle-même. Nous perdons contact avec le Dieu inconnu, sauvage, libre et infini des sens, de la terre, du corps.

Les Bauls sont très conscients du fait que l'humanité risque de perdre à jamais la relation personnelle, puissante, savoureuse et immédiate qu'elle a avec Dieu, à moins que chacun porte enfin « secours » au Divin et redonne au rapport entre l'humain et le Divin sa vraie place dans la nature. C'est pour cela que les premiers Bauls s'opposèrent aux rituels des Védas, à la philo­sophie aride de l' advaïta vedanta, à la tendance, trop prédomi­nante à l'époque chez les bouddhistes, à fuir la réalité. Les reli­gions formelles apparaissent lorsque les êtres humains codifient, classifient et dogmatisent ce qui était à l'origine l'épanouisse­ment spontané d'un homme ou d'une femme de Dieu (un phé­nomène parfaitement illustré par le christianisme d'aujourd'hui). Quiconque réfléchit un tant soit peu ne pourra manquer d'être bouleversé par la différence entre la personne de Jésus, homme- Dieu plein de feu et absolument libre, et ce qu'il est advenu du christianisme. S'inspirant de ce qu'ils comprenaient des distor­sions des religions organisées, les Bauls se sont donc frayé une porte de sortie en adoptant une pratique spirituelle et une philo­sophie prônant un retour à la simplicité et au naturel, et en pla­çant leur confiance dans la sagesse innée du corps humain, créé en tant que création de Dieu.

Les premiers Bauls refusèrent de voir la vie transformée en salle de gymnastique mentale. Ils la voulaient jeu, un jeu para­doxal entre l'âme humaine et le Bien-Aimé, ce couple vivant à l'intérieur de chaque être humain. C'est principalement à travers le chant et la danse qu'ils cherchèrent à transmettre la subtilité et la beauté de cette philosophie. Ils essayèrent d'éliminer les obstacles aussi bien physiques et mentaux que soi-disant spiri­tuels érigés sous forme de temples, d'églises, de livres, de lois établies, de pratiques obligatoires, etc. Ils mirent sur pied une nouvelle philosophie de vie qui s'inspirait de certaines pratiques bouddhistes, tantriques et vishnouites. Ils empruntèrent égale­ment à plusieurs religions et croyances en vigueur à l'époque, y compris au soufisme, l'enseignement ésotérique de l'Islam.

En dépit des différences entre les traditions bouddhistes et hindoues, il existe certains points communs, en particulier l'aspect tantrique. Mais la philosophie des Bauls repose sur le théisme des hindous, non sur l'approche athéiste des boud­dhistes. Les Bauls prirent ce qui leur semblait le plus juste dans le bouddhisme tantrique (sahajiya) et l'incorporèrent au non- dualisme de l'advaïta vedanta concernant la réalisation du Soi, de l'Homme du Coeur. Dans le même temps, ils s'engagèrent à corps perdu dans la pratique de l'amour dévotionnel, l'approche dualiste de la bhakti vishnouite. Louvoyant dans les eaux vives du Raja yoga, ils rassemblèrent tout ce qui pouvait leur être utile pour atteindre leur objectif, adoptant entre autres certains aspects de la relation soufie au Bien-Aimé personnel et rejetant systématiquement les concepts qui ne leur convenaient pas. Puis ils synthétisèrent progressivement tous ces éléments, intégrèrent ces différents points de vue et établirent les fondations d'une pratique puissante et d'une tradition absolument unique.

Une croyance profonde du Baul, c'est qu'il est naturel pour un être humain de devenir divin. Une fois les caractéristiques humaines de l'individu transformées et devenues divines, alors et alors seulement cet individu peut-il se sentir « porté » par l'Homme du Coeur. Sur la voie baule occidentale, nous parlons de s'être abandonné à la volonté de Dieu. Une fois que cet aban­don de l'être s'est produit, l'individu peut entrer en relation avec le Bien-Aimé personnel. Ce concept n'est pas toujours facile à comprendre. Avant d'être conscient que l'Être Suprême réside déjà dans le coeur et qu'Il y attend de pouvoir goûter la joie d'une union extatique avec l'être humain, il faut que la personne réalise que son corps est lui-même un instrument divin. Cet idéal est si subtil et si original qu'il est important d'étudier le chemin qui y mène et d'en évaluer les pratiques afin de déterminer la distance qui nous en sépare.

Pour ce qui est de ces pratiques, le Baul se base sur ce qu'il ressent, pas sur des facteurs intellectuels ou dépendants de la seule volonté personnelle. C'est pour cette raison que contraire­ment à d'autres traditions, le Baul ne cherche pas impérative­ment à se débarrasser du désir sexuel, de l'avidité, de la colère et des « émotions négatives » en général. Sa vision des choses est sur ce point essentiellement tantrique, à savoir que ces « attri­buts » se dissiperont d'eux-mêmes au fur et à mesure que la conscience du corps ira en s'affinant. Autrement dit, ce sont là des matériaux bruts qui passeront naturellement par un proces­sus de transmutation alchimique et se transformeront en émo­tions supérieures ou bhavas, en relations conscientes avec le Divin.
Cela explique aussi pourquoi les Bauls ne s'intéressent que très peu à la sublimation des pensées et des désirs matériels et ne cherchent que rarement à se débarrasser des tendances latentes de l'inconscient. Il n'est pas très important pour eux d'essayer de déraciner les mauvaises herbes du mental, car il n'y a, à leur avis, aucune garantie qu'elles ne soient pas remplacées aussitôt par d'autres herbes tout aussi nuisibles. Et donc, même s'ils s'efforcent d'avancer aussi loin qu'ils le peuvent par leur propre volonté, ils implorent aussi, par leurs chants et leurs prières, l'aide et la bénédiction du guru.

Quel que puisse être le but de la vie humaine, les Bauls con­sidèrent que pour le réaliser, la force de vie et l'esprit humain doivent être en relation. C'est le jeu naturel qui existe entre ces deux aspects de l'être qui donnera naissance à l'expérience mys­tique d'une étreinte amoureuse avec une divinité sans forme. C'est pour cela qu'ils parlent de sahaja. Une expérience aussi subtile ne peut être consciente que si l'instrument du mental est purifié. Il faut aussi qu'il y ait en soi un puissant courant de prana, de force vitale, de kundalini.
Les Bauls ont adopté différents yogas qu'ils ont intégrés à des rites tantriques secrets, et ils préconisent depuis toujours le rôle fondamental tenu par le guru dans la réalisation de leur idéal. La vénération de la personne du guru est la pierre de touche de leur philosophie. Le guru n'est pas un simple guide mais prend souvent la place de Dieu, voire une plus grande place. Le Baul bien sûr doit compter sur ses propres forces pour suivre ses pratiques, mais ces efforts sont toujours accompagnés du soutien des bénédictions du guru. Quand le disciple prie pour que la grâce lui soit donnée, ce n'est pas Dieu qu'il prie, mais son guru.

Il n'existe aucune organisation formelle rassemblant tous les Bauls, mais un réseau informel de groupes éclectiques, chacun régi par un guru propre. Si l'approche de tel guru est tantrique ou s'il vient d'une lignée tantrique, ce seront les caractéristiques tantriques qui prédomineront dans son système de pratiques. Chaque guru est parfaitement libre, selon son penchant naturel et spirituel, de modifier la sadhana que lui a donnée son propre guru, et peut s'inspirer de tout ce qui lui semble être juste.
Si le rôle du guru est primordial dans la sadhana baule, s'il est considéré comme l'incarnation du Divin et vénéré en tant que tel, le disciple, lui, est encouragé à puiser à des sources variées. A lui ensuite de faire preuve de discernement et d'in­tégrer ce qu'il va apprendre. Chaque Baul adopte les chants et les danses de sa lignée, mais il improvise aussi. Et s'il fait sien les chants et les pas de danse d'autres Bauls rencontrés sur son chemin, il y ajoute en général sa touche personnelle. Cela dit et quoi qu'il fasse, ce sera toujours l'essence unique des Bauls qui s'exprimera à travers lui .

Inspiré par son expérience des Bauls durant la période où il fit sa thèse sur cette tradition, Satoru Murase est un exemple de quelqu'un qui se trouva ainsi livré à lui-même :
« Je fus initié par deux gurus bauls et reçus d'eux toutes sortes d'instructions. Comme je l'ai toujours fait au cours de mes recherches, je leur avais dit en toute honnêteté que je dé­sirais faire ma thèse sur les pratiques spirituelles taules. Ils eurent une réaction différente par rapport à ce projet. Le premier m'a dit : "Tout ce qui concerne la sadhana ne peut se transmettre que de guru à disciple et doit rester secret." L'autre, lui, partait du principe que "la religion baule est la religion de l'homme et donc tous ceux que cela intéresse ont le droit de la connaître". Plus tard, il a ajouté : "Tu es libre de tout écrire, mais de toutes façons tu n'y parviendra pas. Comme le goût de la mangue bien mûre qui est trop délicieux pour être décrit, tu ne peux pas expliquer ton expérience à quelqu'un qui ne l'a pas faite lui-même. Mais parmi ceux qui te liront, il y en aura peut-être que le sujet intéressera et ils viendront te trouver. Si cela arrive, enseigne-leur tout ce qu'ils veulent. Si tu as des difficultés à le faire, envoie-les-moi." La solution que j'ai adop­tée est un mélange de ces deux approches. Je parle des Bauls avec modération. Mais si je me considère libre de coucher par écrit certains "secrets", je dois le faire sans détour. Alors si quelqu'un vient et en fait la demande sérieusement, je peux lui parler directement de ce que j'ai appris. »
L'expérience de Satoru Murase nous donne un bon aperçu de la façon d'enseigner des Bauls. Nous y voyons un élève sérieux qui reçoit de deux maîtres, non seulement des informations dif­férentes sur un même sujet, mais deux opinions diamétralement opposées. Nous remarquerons qu'il a demandé à des gens ayant autorité en la matière, à savoir des gurus, pas des élèves. Il a en­suite comparé leurs opinions et parce qu'il avait intégré ce qu'il avait reçu des Bauls pendant son séjour auprès d'eux, a su éta­blir sa propre ligne de conduite.

Des études sur le statut social des personnes adoptant les pratiques et le style de vie bauls ont montré qu'elles viennent en majorité des couches les plus défavorisées de la société, et généralement plus de la communauté hindoue que de la commu­nauté musulmane. Les classes aisées ont tendance à garder une certaine distance par rapport aux Bauls, tandis que les plus pauvres, y compris celle des intouchables, s'intègrent souvent très bien au tissu de leurs communautés. Ce phénomène montre bien l'importance des traditions populaires et les schémas de comportement indiens. Les Bauls du Bengale forment un vaste ensemble composé d'éléments divers mariant des coutumes folkloriques à des philosophies et des pratiques sophistiquées — un mariage que l'on rencontre très souvent en Inde. Au fil des siècles, certaines traditions folkloriques et croyances tribales et tantriques des Dravidiens de l'Inde pré-aryenne ont été influen­cées par l'idéologie sociale et religieuse du bouddhisme, du jaïnisme, du vishnouisme et autres courants de l'hindouisme, ainsi que du soufisme et des religions aborigènes96. Quant à la tradition baule, elle puise à de nombreuses sources dont les deux principales sont, comme nous l'avons déjà mentionné, l'hindouisme vishnouite et le bouddhisme sahajiya.

Extrait de l'ouvrage collectif, sous l'inspiration et la direction de Lee Lozowick, "Le coeur éternel de la voie" (tome IV)


Le coeur éternel de la voie : Les Bauls du Bengale (1)







Extraits de l'ouvrage collectif, sous l'inspiration et la direction de Lee Lozowick, "Le coeur éternel de la voie" (tome IV), voici quelques aperçus concernant les Bauls du Bengale.



Une brêve histoire des Bauls

"Nous avons Dieu dans notre corps. Mais ceux qui sont sous le charme du monde matériel ne peuvent pas percevoir ou comprendre ce Dieu intérieur. Trébuchant et à tâtons, ils avancent au sein de Mâyâ (le monde de l'illusion), tels des ivro­gnes."

Au Bengale, le coeur de la vie du village est le puits. C'est là que les gens se réunissent et trouvent chaque jour l'eau dont ils ont besoin pour se laver, cuisiner, boire. C'est là aussi qu'ils peuvent partager les derniers potins du village. Mais souvent, ce genre de rassemblement est rendu stérile par toutes sortes de bavardages. Où trouver la vie en Dieu, la vie extatique et pas­sionnée ? Se cache-t-elle derrière les cancans habituels de l'exis­tence inconsciente ? Où sont donc les chanteurs et les danseurs de Dieu ?
Or, parfois un « fou » errant arrive dans le village, un Baul qui, par ses chants spontanés d'adoration, réveille chez chacun un sentiment d'émerveillement pour le Divin. Car les Bauls disent bien : « Dieu n'a qu'un seul attribut. Il est Amour. »

« ...Je ne me délecte que dans la joie de mon propre amour jaillissant.

En amour il n'y a pas de séparation, il n'y a que rencontre. Je me réjouis donc en chants et en danses avec chacun et avec tous. »

Les Bauls du Bengale constituent une secte que l'on pense dater de la fin du XIVe siècle et avoir pris plus d'ampleur à partir du XVIe siècle. Durant cette période, un jaillissement ex­traordinaire d'adoration dévotionnelle (bhakti) balaya l'Inde du Nord et revitalisa la tradition religieuse en se focalisant sur un sentiment authentique de vénération. C'est à cette époque (exac­tement de 1486 à 1533) qu'apparut dans l'ouest du Bengale Sri Chaitanya Deb de Nadia, prophète et poète extatique qui parcou­rut le pays et l'inonda littéralement de chants de louanges dédiés au couple divin Radha et Krishna. Sri Chaitanya est considéré aujourd'hui comme l'un des saints patrons de la voie baule et le fondateur du bhakti yoga de Gaudiya.
Sri Chaitanya est vénéré non seulement comme l'incarnation de Krishna, mais aussi parce qu'il intégra pleinement le couple Radha-Krishna dans son corps et tout son être. Vers la fin de sa vie, la puissance de son amour pour Dieu était telle qu'il se transforma littéralement en Radha, c'est-à-dire qu'il incarna à la perfection l'essence du Féminin, un état d'être très recherché par les Bauls du Bengale52. Radha était l'une des milliers de gopis ayant participé à la ras lila, le célèbre jeu amoureux de Krishna.
Dans tous les écrits sur Krishna, Radha n'est mentionnée qu'une fois, dans le dixième livre du Bhagavata Purana. Mais Jayadeva, auteur d'un long poème intitulé Gita Govinda (Chants d'amour du Seigneur à la peau sombre), la présente comme un modèle spirituel et elle représente aujourd'hui l'archétype de la dimension féminine du Divin. Certains érudits réfutent son exis­tence historique, mais pour un très grand nombre d'hindous, Radha est, de toutes les gopis, la seule en qui se soit produite une authentique transformation spirituelle, et cela grâce à l'a­mour totalement désintéressé qu'elle éprouvait pour Krishna, dont elle devint la parèdre. Ce dont il est question ici, c'est de la dynamique entre le masculin et le féminin, le jeu de polarité d'un Dieu incarné et immanent, la possibilité d'une relation hu­maine avec le Divin. Dans les enseignements donnés par Lee sur ce qu'il appelle la « dualité illuminée », le couple formé par Radha et Krishna représente l'union de ces deux pôles, une révé­lation non-duelle de Dieu au plus profond du corps, une union transcendant toute notion de division mais qui dans le même temps apprécie pleinement la réalité de l'existence telle qu'elle est.

Le mystique Jayadeva joua un rôle essentiel dans le déve­loppement de la tradition baule. Né au début du XIIe siècle, il fut poète à la cour de Lakshmana Sen, le dernier roi hindou du Bengale dont la ville et le palais étaient voisins du village de Kenduli. Ce village est resté une plaque tournante importante pour les activités spirituelles des Bauls. Lieu de naissance et centre des activités religieuses de Jayadeva et de sa compagne spirituelle Padmavati, il est pour les Bauls une véritable terre sacrée et ils y célèbrent le jayanthi ou anniversaire de Jayadeva, un anniversaire que certains Bauls disent être celui de sa nais­sance, d'autres celui de sa mort.

Padmavati était une danseuse de temple et, aux côtés de son époux spirituel Jayadeva, portait à Krishna un amour fervent de gopi. Sa pratique en fit l'exemple parfait de l'harmonie dans l'union. La relation de Jayadeva et de Padmavati et leur façon de vivre exemplifient ce que peut être un couple Divin. Padma­vati fut une source d'inspiration intarissable pour Jayadeva et la Gita Govinda montre la compréhension unique et profonde qu'il avait de Radha. Il offre là un enseignement majeur du vishnouisme et aujourd'hui encore, les Bauls considèrent ce livre comme l'un des plus précieux qui soient.53 A bien des égards, la vie de Jayadeva et de Padmavati est un exemple clas­sique de la voie baule et c'est pour cette raison que les Bauls les célèbrent, les vénèrent et vont jusqu'à voir en eux l'incarnation du couple formé par Radha et Krishna.

Après Vrindavan (le célèbre village où se rassemblèrent Krishna et les gopis), Kenduli est l'un des principaux sites de rassemblements Bauls. C'est là qu'ont lieu leurs melas ou foires et leurs mahotsabs ou festivals de chants et de danses, au cours desquels sont servis aux participants et aux villageois alentour d'énormes plats de riz et de légumes. Ces melas sont immensé­ment sacrées pour les vishnouites et des milliers de Bauls s'y ré­unissent pour célébrer et chanter ensemble leur nostalgie de Dieu.
À l'origine, le terme « baul » veut dire « fou » et vient du mot batula (vatula en sanscrit) qui signifie « celui qui est battu par les vents ». Dans la littérature médiévale indienne, cette appella­tion est souvent rencontrée dans un contexte bien particulier, par exemple dans le vers : « Je suis fou (ami ta Baula)... je baigne dans les effluves du doux nectar de Krishna. »
Ce vers date du XIVe siècle et personne ne sait précisément s'il faisait référence ou non à la tradition baule.
La « folie » dont parle le Baul est une folie d'un genre uni­que qui prend possession de celui qu'obsède un profond amour pour Dieu. On dit des Bauls qu'ils sont fous parce qu'ils poursuivent délibérément un état de totale liberté spirituelle et cherchent à se libérer de toutes les conventions sociales et reli­gieuses, quelles qu'elles soient. La voie baule se caractérise par un abandon complet aux impulsions de l'être essentiel ; l'ensei­gnement que suit le pratiquant est reçu par initiation et ne s'ap­puie ni sur des textes sacrés, ni sur une tradition formelle. L'éducation baule va dépendre à tous points de vue de la rela­tion unique entre un disciple et son maître. D'aucuns appellent cette voie « la voie contraire » (ulta), car elle va à contre-courant de la société et des conventions. Vus de l'extérieur, ceux qui suivent cette voie sont complètement fous. Mais pour les Bauls :
« À contre-courant sont les manières et le style de celui qui est un réel connaisseur de la vraie vie émotionnelle et qui est amoureux de l'amour authentique. Personne ne sait pourquoi et comment il fait ce qu'il fait. Il n'est affecté ni par les honneurs ni par les infortunes du monde, il est constamment conscient des délices de l'amour. Son regard semble porté par les eaux de la félicité. Parfois ce qu'il ressent le fait rire, parfois le fait pleurer. »

Le Baul offre sa folie à Dieu et rien ne peut l'arrêter. C'est le fait d'avoir entendu la flûte de Krishna qui l'a rendu fou et il se lance à sa poursuite, tel une gopi : « Je l'entends et pris de folie, je quitte tout et cours pour écouter... Je quitte ma maison et je m'enfuis, abandonnant ma maison, mon foyer. »
Ainsi donc vont les Bauls. De régions en régions, de villages en villages, ils voyagent, ne portant pour accompagner leurs chants à Dieu qu'une ektara (instrument à une corde) ou un (luth à long manche et à quatre cordes), un dotaradubki ou dugi (petits tambours), des (clochettes et petites cymbales). Vêtus de longues tuniques faites de morceaux de tissus pris dans de vieux costumes hindous et musulmans (ce qui va complète­ment à l'encontre de la coutume de ce pays si polarisé autour des problèmes de castes et de religions), ils ont les cheveux longs et se laissent pousser la barbe. Ils se rassemblent réguliè­rement au cours de grandes kartalsmelas ou célébrations. Là, pendant presque une semaine, ils chantent jour et nuit, puis se dispersent à nouveau pour repartir mendier sur les routes.

Et les Bauls sont arrivés
ils ont dansé,
ils ont chanté
et ont disparu
dans la brume.

Ainsi vit le Baul, parfaitement fidèle à sa propre nature. Il rit, pleure, danse ou demande l'aumône, selon ce qu'il se sent poussé à faire. C'est un danseur mendiant." Mais un mendiant qui bouscule les conventions ordinaires, refuse les habitudes dé­pravées du mental et des émotions et éveille ceux qui l'écoutent à l'essence pure et spontanée de l'existence. Madhukari : tel est le nom qu'il donne à leur mendicité sacrée. Elle est pour eux une façon de célébrer et les inspire à chanter et à danser, heureux comme des abeilles aux pattes lourdes de pollen.

Les chants Bauls sont des poèmes spontanés qui utilisent la langue contemporaine du petit peuple. Les Bauls se démarquent nettement du monde aride et complexe des philosophies intellec­tuelles, des rituels, des coutumes. Leurs chants d'adoration vont droit au coeur des gens. Ils parlent de spontanéité, d'humour, des peines de l'existence, se servent d'images fortes tirées de la vie quotidienne telles que les perçoit l' oeil passionné de quiconque désire voir le Dieu Vivant.
Le grand amour des Bauls pour l'humanité vient de ce que pour eux, le Divin ne peut être réalisé que dans et à travers le corps humain. La plupart des Bauls sont mariés et vivent en fa­mille ou pratiquent un yoga sexuel avec un ou une partenaire, mais ils restent étrangers à un grand nombre de préoccupations matérielles. Autrement dit, ils habitent dans le monde, mais ne lui appartiennent pas. Les Bauls s'aiment et se respectent mu­tuellement tout comme ils aiment et respectent ceux qui se sentent comme eux appelés vers Dieu. Mais leur mépris des iné­galités sociales et de la hiérarchie artificielle des castes, des classes et des religions a fait d'eux de véritables héros popu­laires. L'attitude fondamentale qu'ils préconisent est d'avoir foi en l'humanité et de se comporter avec respect, révérence et égard envers chacun, quels que soient ses croyances et son statut social (même s'ils critiquent sévèrement ceux qui se coupent des autres dans leur façon de vivre ou leur façon d'être). Nous re­trouvons toutes ces idées dans leurs chants.
Bien que nous connaissions peu l'histoire des Bauls du Ben­gale (d'abord parce qu'ils forment un mouvement souterrain, ensuite parce qu'ils gardent jalousement secrets leurs rituels et pratiques, enfin parce que ce sont des iconoclastes acharnés qui refusent les enseignements écrits et les dogmes), nous pouvons néanmoins tirer certaines conclusions. À les voir rejeter ainsi les différences de caste et honorer chaque être humain sans se soucier du statut social et du privilège, on peut en déduire que l'esprit baul tire sa source de ce coeur qui pousse l'être humain à refuser de succomber spirituellement aux violences de sa so­ciété (en l'occurrence en Inde, aux répressions religieuses, aux oppressions culturelles, aux brutalités du système de caste), même lorsque celles-ci se dissimulent sous des apparences de piété.

Le Baul est un esprit entier et libre pour qui les dogmes et les hiérarchies religieuses ne sont que les moyens de contrôler les peuples et les individus. Celui qui est emprisonné dans ses croyances, dans un système bureaucratique ou dans des lois ou des jugements moraux, culturels, séculaires ou religieux, ne peut pas réaliser l'ultime libération. Or, celle-ci est au coeur de la philosophie et du style de vie Bauls. Il y a dans l'attitude baule une qualité d'anarchie très nette. Le Baul considère que chacun devrait être libre de suivre ce que son coeur lui dicte et de laisser cette voix intérieure s'exprimer et voyager sur tous les plans de l'existence, l'idée-maîtresse ici étant que cette voix doit être guidée par le Divin. C'est ce à quoi Lee fait référence lorsqu'il parle d'être en alignement avec la volonté de Dieu et quand il dit que ce que notre coeur nous dicte alors vient directement d'un état d'innocence organique s'exprimant par le biais de la sagesse intrinsèque du corps. Osho Rajneesh dit la même chose de très belle façon :

« Les gens comme les Bauls n'ont pas d'origine. Une religion comme celle des Bauls est avant tout un surgissement spontané. Qui est à l'origine des roses ? Qui est à l'origine des chants d'oiseaux matinaux ? Le Baul n'est pas un métaphysicien, c'est un mystique. On peut participer à ce mystère, mais on ne peut pas le définir. La voie baule n'est pas un credo, c'est une façon de vivre spontanée. Les gens qui ont vraiment vécu ont toujours vécu ainsi. Certains s'appellent Bauls, c'est tout. Les Bauls sont des gens vrais, des gens authentiques jusqu'au bout des ongles. Le Baul est un épanouissement, une énergie fluide. Les gens comme les Bauls ne sont pas créés, ils surgissent. Ils font partie de la nature. »


Celui qui fait l'expérience de ce que veut dire être un Baul prend soudain conscience que de grands « Bauls » ont existé dans toutes les cultures et à toutes les époques. La biographie de certains saints et d'autres personnes réalisées spirituellement nous montre que, tel un fleuve magnifique et libre, l'esprit baul a traversé la vie de personnages célèbres venus d'horizons très différents, y compris occidentaux, et ayant contribué indénia­blement à l'histoire de l'humanité. Citons, entre autres, Walt Whitman, Wilhelm Reich, le fameux danseur russe Nijinsky, Jésus de Nazareth, et un très grand nombre de saints orientaux, notamment Ramakrishna et Jelaluddin Rumi.


lundi 7 février 2022

Franklin Merrell-Wolff : Le symbolisme du papillon








LE SYMBOLISME DU PAPILLON, par Franklin Merrell-Wolff.
(Expérience et philosophie, tome I)

Le cycle de vie qui va de l'œuf, de la chenille et de la chrysalide jusqu'au papillon, constitue l'un des meilleurs symboles du progrès de l'âme offerts par la nature, depuis la naissance dans le monde, en passant par le développement de la conscience dualiste, jusqu'à la culmination finale de la transition de la Conscience transcendantale par la seconde naissance. Comme notre intérêt est centré sur la deuxième naissance, nous sommes préoccupés tout d'abord par la transition de la chenille au papillon, plutôt que par la naissance de la chenille. Celle-ci représente la vie au niveau dua­liste, c'est-à-dire la vie égocentrique. Le papillon sym­bolise la Conscience cosmique ou transcendante, alors que la chrysalide représente bien l'épreuve de la transi­tion, appelée « passion » dans le christianisme et culmi­nant dans la crucifixion.






La vie de la chenille se réduit à ramper sur des sur­faces, et ainsi on peut dire qu'elle représente une forme de conscience bi-dimensionnelle. Le premier souci de cette vie est la nourriture, et cette conscience ne peut rien comprendre sauf en termes d'utilité grossière. Par conséquent, la philosophie typique de la chenille — si tant est qu'on puisse assumer de sa part une conscien­ce-propre lui permettant de développer une philosophie — doit être de telle sorte qu'elle accorde réalité et valeur à cela seul qui affecte la sensation, surtout par rapport à la nutrition. Ainsi, les idées ne seraient signifiantes que dans la mesure où elles servi­raient à obtenir une vie sensuelle plus pleine et à pro­curer des commodités matérielles.






Par un contraste radical, la vie du papillon implique le mouvement libre de l'air et symbolise très bien une conscience à trois dimensions. Le souci premier de la vie d'un papillon est l'accouplement et la ponte des œufs, la nourriture étant réduite à une position claire­ment subordonnée. De plus, sa nourriture typique se ramène à des fluides, ce qui est en contraste frappant avec la nourriture grossière de la chenille. La vie et la philosophie du papillon peuvent être conçues comme centrées sur la créativité et la joie, de sorte que la beauté devient une fin en soi remplaçant l'utilité gros­sière. La réalité et la valeur ont donc pour le papillon une signification complètement différente, qui dépasse tout à fait la compréhension de la chenille. La chrysalide représente un stage où la chenille meurt en tant que chenille. Pour la conscience de che­nille, cela doit apparaître comme une annihilation ou une « extinction » — tel que le nirvana apparaît au regard de la conscience non-éclairée. Mais vue de l'autre côté pour ainsi dire, la chrysalide est la porte ouverte sur la vie libre du papillon.





La conscience du papillon a certains avantages très évidents. Comparé à la chrysalide, le papillon évolue dans un monde d'une compréhension infiniment plus vaste. Il vit dans l'espace avec le pouvoir de revenir vers des surfaces. Il est donc en position de comprendre pleinement les relations de surface, qui incluent tout le domaine de la chenille. Mais en outre, il connaît un monde infiniment plus riche et que la chenille ne connaît absolument pas. De plus, il connaît la relation entre surface et profondeur, pouvant ainsi maîtriser les problèmes liés aux surfaces et qui dépassent tout à fait les capacités de la chenille.





Ce symbole est d'une beauté particulière. Les restric­tions de la vie de chenille représentent fort bien les limites de la conscience dualiste. Depuis cette conscien­ce, les problèmes définitifs de la philosophie demeurent sans solution satisfaisante, et impliquent souvent des contradictions irréconciliées. Or, ces solutions sont atteintes et ces contradictions réconciliées par ceux qui se sont éveillés aux niveaux transcendantaux. Cela est dû au fait que ceux-ci jouissent d'une perspective sur­élevée — symbolisée par le papillon — et ainsi peuvent comprendre le monde « surfaciel » ou dualiste par l'in­tégration plus haute de l'espace, qui représente ici la Conscience plus élevée. Mais tout comme le monde du papillon est inconcevable pour la chenille, ainsi l'inté­gration de l'Homme divinement conscient ne signifie rien pour ceux qui n'ont aucune saisie de la Réalité dépassant la simple conscience dualiste. Ainsi donc, sans quelque degré de Reconnaissance, les philosophies de gens tels que Platon et Hegel ressemblent à quelque chose de purement abstrait et sans substance. Indubitablement, ces philosophies supérieures ne sont en général pas intéressées à la simple production de valeurs sensorielles ou expérientielles, et elles accor­dent certainement une place très subordonnée à la nourriture ainsi qu'aux conforts physiques. Mais lorsque ces philosophies sont perçues à partir de la Conscience sur laquelle elles reposent, on voit qu'elles se concentrent avant tout sur les actualités substan­tielles (NDT : se rappeler que « substantiel » a ici le sens de « ce qui existe en soi et par soi »). Elles sont écrites à partir de la vraie Conscience.Les philosophies du genre néo-réaliste, pragmatiste et naturaliste, sont conçues à partir de la conscience « surfacielle », symbolisée par la chenille. Du moins, c'est cette dernière forme de conscience qui domine.
Mais si nous nous restreignons au point de vue de la chenille (la conscience dualiste), les propagateurs de ces philosophies ont en effet le dessus. La base définiti­ve qui leur donne leur autorité est soit les données des sens, soit celles qui sont dérivées de ceux-ci. Leur thèse finale affirme que seul ce qui est objectif (relié aux objets) est réel. Sur leur propre terrain, ils sont apparemment irréfutables, mais pour chaque Homme qui s'est éveillé à la « Connaissance par Identité », ils apparaissent immé­diatement en mauvaise posture. Un Platon sait, sans aucun doute possible, qu'il a raison substantiellement, mais il peut très bien être incapable de faire guère plus pour la conscience de chenille, que de suggérer une Réalité dépassant le niveau de celle-ci. Il en résulte que le conflit ergoteur entre ces deux grands groupes de philosophie est largement une perte de temps, puisqu'il ne peut y avoir d'entente sur des reconnaissances fon­damentales. Chacun peut argumenter avec satisfaction à partir de son point de vue, mais il n'en résulte qu'une sorte de boxe à vide qui ne réussit guère à convaincre l'adversaire. L'homme éveillé Connaît l'insuffisance de la reconnaissance des chenilles, mais il ne peut le prouver à l'homme de type « chenille ». Par ailleurs, ce dernier ne peut saisir la Reconnaissance de l'être éveillé, à moins qu'il ne s'éveille lui-même. La consé­quence, c'est l'impasse — à moins que l'homme-chenille ait des pressentiments d'un Au-delà.
De tous ceux qui sont limités dans leur conscience, ceux qui perçoivent le problème principal de l'humanité comme étant lié à l'économie, sont les plus attachés au niveau de la chenille. Pour eux, la vie est centrée sur la nourriture grossière et les plaisirs physiques, ce qui est précisément la caractéristique principale de la chenille réelle. C'est une vision piteusement limitée. Un accrois­sement de nourriture ne peut produire que des chenilles plus grosses. Cela ne peut jamais résoudre la cause prin­cipale de la misère humaine. Pour que l'homme connais­se la joie qui demeure, il doit être transformé au point de pouvoir entrer dans une vie libre, symbolisée par le papillon. Il est indubitablement vrai que certaines che­nilles humaines ont besoin d'engraisser avant d'être prêtes à intégrer et à traverser le stade de chrysalide, mais il est également vrai que plusieurs sont mainte­nant prêtes pour cette transition et gaspillent leur temps à devenir des chenilles surfaites. Si ces dernières pensent servir l'humanité en poursuivant ainsi, elles se leurrent elles-mêmes. Lorsqu'elles se seront éveillées, et seulement alors, elles pourront servir de façon compé­tente cette humanité, même en ce qui concerne les pro­blèmes de l'organisation sociale et économique.





La principale signification de la chrysalide est la sui­vante : le fait d'intégrer la liberté de la vie spatiale n'est possible qu'en mourant au niveau de la chenille. La simple évolution du point de vue de la chenille ne produit que des chenilles plus grosses et plus juteuses. Il vient un temps où l'homme doit tourner le dos à toute forme de vie symbolisée par la conscience du sujet/objet, s'il ne veut pas être pris dans l'impasse d'une existence stérile et gaspillée. Bien sûr que du point, de vue inférieur, cela implique une brève période d'ascétisme fondamental sous une forme quelconque. Mais le but est quelque chose d'infiniment plus riche que tout ce qui est contenu dans la vieille vie, et en outre, c'est tout sauf ascétique. L'attachement aux valeurs plus restreintes agit comme obstacle à la recon­naissance des valeurs plus étendues. C'est là un princi­pe connu, même à l'intérieur de la vie ordinaire. Il s'applique avec encore plus de force en ce qui concerne l'accès aux Valeurs suprêmes. Pourtant, plusieurs humains s'attachent à des valeurs qui ne sont guère que des jouets, et refusent ainsi de prendre les mesures qui leur ouvriraient une vie de gloire, de liberté et de pouvoir. N'est-ce pas là la folie suprême ?