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Haïku et Satori
Un texte de Daisetz Teitaro Suzuki (1870-1966), extrait du livre "Derniers écrits au bord du vide".
Il y a au Japon une sorte de poème en dix-sept syllabes appelé haïku. Un de ces poèmes, composé par une femme, dit littéralement :
Ô, gloire du matin !
Un seau retenu captif
Je vais chercher de l'eau.
L'événement qui l'amena à composer ces vers fut le suivant : le matin tôt, le poète sortit pour tirer de l'eau du puits, et vit la fleur appelée « gloire du matin » (que l'on nomme aussi en français la « belle-de-jour ») s'enroulant autour de la perche en bambou à laquelle était attaché le seau. Cette fleur se montre dans son plein épanouissement très tôt, après une nuit couverte de rosée. C'est clair, rafraîchissant, vivifiant ; la gloire du ciel s'y reflète, non encore polluée par le contact avec les choses terrestres. La femme fut si touchée par cette beauté vierge qu'elle demeura un moment en silence ; elle était tellement une avec la fleur qu'elle en perdit l'usage de la parole. Quelques secondes lui furent nécessaires pour qu'elle puisse enfin s'exclamer : « Ô, gloire du matin ! » Dans le monde physique, ce laps de temps fut d'une seconde ou deux, peut-être un peu plus, mais métaphysiquement, c'était l'éternité telle qu'elle se montre dans la beauté. Psychologiquement, le poète était l'inconscient lui-même dans lequel on ne trouve aucune espèce de dichotomie.
Le poète était le matin glorieux et la gloire du matin était le poète. Il y avait un rapport de « mêmeté » entre la fleur et le poète. C'est uniquement lorsqu'elle devint consciente d'elle-même regardant la fleur qu'elle s'exclama : « Ô, gloire du matin ! » Disant cela, la conscience ressuscita en elle. Mais la pensée de déranger la fleur ne lui plaisait pas, car bien qu'il ne soit pas difficile de désenrouler la fleur de la perche en bambou, elle craignait que le fait de toucher la fleur avec des mains humaines provoque une profanation de sa beauté. Elle préféra donc aller chez un voisin demander de l'eau.
En étudiant le poème, on peut se figurer comment elle se tenait devant la fleur, absente à elle-même. Il n'y avait ni fleur ni poète humain ; simplement un « quelque chose » qui n'était ni fleur ni poète. Mais lorsqu'elle retrouva sa conscience, il y avait la fleur et elle aussi était là. Il y avait un objet désigné comme « gloire du matin » et il y avait quelqu'un qui parlait — une scission sujet-objet. Avant cette scission il n'y avait rien à quoi elle puisse attacher une expression, elle- même était non existante. Lorsqu'elle proféra la parole : « Ô, gloire du matin ! », la fleur fut créée, et, elle avec, mais avant cette scission, cette division sujet-objet, il n'y avait rien. Et cependant il y avait bien ce « quelque chose » qui ne s'était pas encore polarisé, qui ne s'était pas encore scindé, soumis à la connaissance discriminante (c'est-à- dire avant que vijnana ne s'affirme) — ce qui est prajna. Car prajna est en même temps sujet et objet ; elle se divise en sujet-objet et cependant se tient indivise en elle-même, mais cela ne peut être interprété sur le plan de la dualité. Reposer en soi-même, être l'absolu dans sa totalité ou unicité, c'est cet instant-là que le poète a réalisé, et c'est le satori.
Le satori consiste à ne pas s'installer dans cet état d'unicité, à ne pas rester collé à lui, mais à en émerger pour le voir sur le point de se diviser en sujet et objet. Satori veut dire se tenir dans l'unité tout en sortant extatiquement de celle-ci pour laisser être la dualité sujet-objet. Au commencement, il y a quelque chose qui ne s'est pas encore divisé en sujet-objet ; c'est l'unité en tant que telle. C'est alors que ce « quelque chose », se faisant conscient de lui-même, se divise en fleur et poète. L'acte de devenir conscient est la division. Maintenant le poète voit la fleur et la fleur voit le poète, il y a vision mutuelle. Lorsque cette rencontre des regards a lieu, non pas dans une vision unilatérale mais en un voir qui vient aussi de l'autre côté, lorsque ce type de vision a lieu, c'est le satori.
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