jeudi 3 septembre 2015

Dhikr y Samá' (A propos de l'écoute spirituelle)











Le Samá', audition et entendement.
(Par Jean During, chercheur au CNRS, ethnomusicologue)


Lorsqu’ils s’organisèrent en confréries soufies au début du ixe siècle, les mystiques musulmans adoptèrent la musique comme support de méditation, comme moyen d’accéder à des états de grâce ou d’extase, ou simplement pour “nourrir l’âme” c’est-à-dire régénérer le corps et l’esprit fatigués par les rigueurs de l’ascèse. Le samá’, qui signifie littéralement “audition”, désigne dans le soufisme cette tradition d’écoute spirituelle de musique et de chants, dans des formes très variées et ritualisées à des degrés divers.
Le sens même du terme samá’ suggère que c’est bien ici l’écoute qui est spirituelle, sans que la musique ou la poésie aient forcément un caractère sacré. L’ “audition” peut d’ailleurs porter sur tout son, naturel, artificiel, ou artistique, ainsi que sur les sons “subtils” du monde caché ou du cosmos. Dans son sens éminent, l’audition est synonyme d’ “entende­ment”, c’est-à-dire compréhension et acceptation de l’appel divin, ce qui peut aller jusqu’à l’extase, le ravissement, le dévoilement des mystères.
Donner un contenu à l’extase et une signification à la musique, tel fut le premier souci des mystiques musulmans. Il s’agissait aussi de répondre aux docteurs qui prétendaient proscrire cette pratique, et de mettre en garde les novices qui risquaient de n’y voir qu’un divertissement. On invoqua des mythes fondateurs, tels que celui du Pacte Primordial (Alast), où Dieu interroge les descendants d’Adam contenus en puissance dans ses reins : “Ne suis-je pas votre Seigneur ?” (alastu bi rabbikum), à quoi tout homme a répondu dans la pré­éternité “oui je l’atteste”. De nos jours encore, les hymnes mevlevi modulent une réponse extatique à la voix suave du Créateur dont la musique est l’allégorie : “Oui, mon Âme, oui mon Seigneur, oui mon Aimé”... (Balî jânam, balî miram balî dust). On attribua le premier samâ’ musical aux anges qui parvinrent par ce stratagème à capturer l’âme extasiée d’Adam et à l’enfermer dans le corps. Le renverse­ment de ce mythe est que la musique peut aussi permettre à l’âme du mystique de s’évader du corps et de s’affranchir des contingences du temps et de l’espace. La musique est donc l’écho sensible du verbe Divin, des sons angéliques, célestes (le vent du paradis ou le grince­ment de sa porte), ou cosmiques (l’harmonie des sphères). Dans les spéculations gnostiques, elle est un élément de l’ordre du monde et, par le biais des intervalles, elle tire son essence de l’harmonie des sphères et des nombres, donc de l’Intelligible.
Certains grands cheikhs ont usé très modérément de la musique tan­dis que d’autres étaient des passionnés de samá’ et de danse. Très rares furent ceux qui expressément déconseillèrent cette pratique, et même les tenants de la tendance “sobre” du soufisme, contrairement à certains oulémas, ne se prononcèrent jamais contre la musique en général. En revanche, la plupart d’entre eux insistèrent sur la façon d’écouter. Dans le grand débat sur la musique, sa licéité et son bon usage, qui durant des siècles opposa les soufis et les puritains, c’est bien d’avantage l’audition plutôt que la musique elle-même qui est prise en considération. “Tu as besoin de l’oreille du coeur, pas de celle du corps”, dit Mawlânâ Rûmî (xiiie s.) à propos du samá’. Il en va de même pour la poésie, souvent mise en musique : “il faut écouter ces paroles par le coeur et l’âme ; il ne faut pas les écouter avec son soi d’eau et de terre”, dit ‘Attâr. Plus précisément les derviches sont généralement invités à réunir certaines conditions afin de tirer tout le bénéfice du samá’. Selon Semnâni (m. en 1336) il s’agit : “- d’avoir renoncé au monde - d’avoir renoncé aux désirs - d’avoir lutté contre son soi impérieux - de pratiquer la “remé­moration” dhikr - de considérer Dieu présent - de voir tout d’un oeil pur. Il faut aussi un temps propice - un endroit propice - ne pas laisser participer les jeunes gens - ne pas se forcer à s’agiter ou au contraire à rester tranquille mais, comme le préconisent les soufis “fils de l’instant”, se comporter tel que le moment (waqt) le commande”.
Dans l’ensemble, ces recommandations définissent également, semble-t-il, les conditions optimum d’une écoute purement esthé­tique, tant il est vrai que l’expérience de la Beauté et l’expérience du Sacré sont deux voies convergentes vers l’appréhension du divin.

Bibliographie :
“Musique et extase, l’audition mystique dans les traditions soufies” par Jean During, (éd. Albin Michel)





5 commentaires :

Ariaga a dit…

Très intéressant cet article, merci et amitiés.

choual jean pierre a dit…

Excellent !! cela répond a beaucoup de questions que l on se pose

sevim a dit…

Merci Michel, ce livre viendra compléter la liste des livres sur le soufisme qui m'ouvrent sur cet univers...une porte qui s'ouvre, mais qui était grande ouverte pour moi ( je ne le savais pas...).

Oliver a dit…

"il s’agit : “- d’avoir renoncé au monde - d’avoir renoncé aux désirs - d’avoir lutté contre son soi impérieux - de pratiquer la “remé­moration” dhikr - de considérer Dieu présent - de voir tout d’un oeil pur."

Je ne peux qu’applaudir !
Namaste

Séverin a dit…

Le samâ est l'essence de le cérémonie du dhikr, du rappel ou de la "remémoration" de Dieu, différent selon les confréries qui ont chacune leur mode d'expression. Parallèlement au dhikr collectif, il existe une forme intime, individuelle: le cheikh donne à chaque disciple un dhikr personnel qui sera son "échelle" privilégiée vers l'Ineffable lors de la pratique solitaire.
Les origines du dhikr sont à rechercher dans la psalmodie des versets du Coran qui est une pratique traditionnelle très ancienne dont les buts multiples et variés vont de la recherche d'états spirituels,à la thérapie, en passant par l'exorcisme. Les mosquées turques du Moyen-Age avaient des espaces réservés aux soins des maladies mentales par la musique et la psalmodie du Coran.
Merci Michel