lundi 23 novembre 2015

Henri Miller : Malin et rusé







Malin et rusé

On ne devrait pas permettre à un génie de mourir de faim complètement. Il faudrait qu'il meure de faim seulement à moitié, ou aux trois quarts. Il ne lui faut que très peu de nour­riture pour remplir les creux de son panier à pain, mais de ce très peu il a un cruel besoin. Pour l'instant, c'est la course de justesse. Je me sens comme un vieux chaland qu'on a gratté et calfaté. J'ai l'impression d'être encore capable de plus d'une traversée, mais pour l'instant je suis pelé et je sèche au soleil. On prétend que l'homme qui a faim et ne mange pas devient mystique, mais moi je me sens devenir pratique et rusé. Je suis devenu si malin et si rusé il y a un instant que je suis descendu emprunter un quart de dollar au chasseur. Je lui ai demandé le quart et il m'a tendu le dollar. Cela montre quel génie je suis ! Et maintenant, Joey, je ne voudrais pas que tu t'en fasses là-dessus parce que quand tu liras ça je serai en haute mer avec plein de petits déjeuners hollandais et de gin idem. Je me promènerai sur le pont arrière dans l'intervalle des collations, et je suis absolument sûr qu'il y aura un raseur à se promener avec moi pour me raconter l'histoire de sa vie. J'avais quelque espoir de commencer mon prochain livre sur le bateau, mais j'ai peur d'em­porter ma machine à écrire de crainte qu'on ne me fasse payer la douane. En tout cas, je l'ai commencé dans ma tête. Je sais toute l'affaire, du commencement à la fin. Et cette fois je suis sûr que ça va fuser de moi comme le vin de la bonde du tonneau. J'ai un plan de composition concentrique, qui me permet d'écrire avec la plus extrême liberté tout en gardant l'illusion du mouvement et de la progression.




L'histoire que j'ai à raconter est tellement humaine que même un chien pourrait la raconter. A moi, qui ne suis guère au-dessus du chien pour la facilité de parole, cela prendra naturel­lement un peu plus longtemps, mais l'histoire sera pareille. L'histoire, c'est être seul sur la terre et avoir presque tout le temps faim, faim non seulement de pain et d'amour, mais de tout. Je regarde par un hublot ma vie qui court parallèlement à moi et s'enfonce lente­ment, comme un quatre-mâts dans la tempête. Je laisserai tout le monde parler et y mettre tout le sacré bon temps qu'il faudra. J'y mangerai, j'y dormirai, dans mon livre, et quand j'aurai envie de gâter de l'eau je le ferai, en plein milieu du livre. J'y ai réfléchi de bout en bout une nuit en remontant et redescendant Broadway au milieu de la foule. Il y avait un tel peuple à tourner en rond que je me suis brusquement rendu compte que j'étais absolument seul, et j'ai fini par prendre plaisir aux coups de coude des inconnus, à tout ce qui me rentrait dedans, me bousculait, me marchait dessus, me crachait dessus. Je voyais le premier chapitre s'ouvrir tout doux, comme si brusquement tout le bruit avait cessé : il ne restait qu'un seul grand feu vert — En avant ! — et il illuminait mon livre. C'était le signal pour démarrer, et je démarrais plein gaz. Je pouvais me rappeler tout ce que j'avais envie de me rappeler, avec tous les tenants et les aboutissants. Tout ce qui maintenant reste à faire est de commencer, de dire : Salut, nous voilà... comment allez-vous ? C'est l'histoire de ma vie, à quoi je découvre qu'il n'y a pas de fin. Le miracle est qu'on ait jamais envie d'écrire sur quelqu'un d'autre. Notre vie ! Un tourbillon avec un gouffre au centre. Juste comme on écrit la dernière page, on est aspiré par en dessous ; et voilà, ce n'est que ça, notre vie ! Eh bien ! je coulerai avec ma vie, et que personne n'essaie de me jeter de bouée de sauvetage. Qu'on m'envoie plutôt maintenant quelque chose à manger.
Henry Miller "Aller-retour New York" (Buchet/Chastel).





2 commentaires :

Anonyme a dit…

Avez-vous lu son livre " un sourire au pied de l'échelle " ?
Un petit bijou plein de profondeur, peu connu.
Francine C.

Chronophonix a dit…

Je ne connais pas ce livre, merci de me le signaler :)