mercredi 27 mai 2020

Lee Lozowick : Dissiper les voiles






Dissiper les voiles

Les voiles de l'illusion doivent être dissipés ; quant à savoir comment s'y prendre, c'est une question complexe. Ces voiles ne disparaissent pas comme la brume du matin au contact du soleil. Certains voiles se dissipent facilement, il nous suffit de souffler sur eux pour qu'ils s'ouvrent. Mais la plupart sont fermés à double tour et il faut forcer les serrures par un processus très délicat. Par exemple, si nous avons été victimes d'abus sexuels dans notre enfance et que le souvenir de cet épisode est trop choquant pour que nous osions le regarder en face, les voiles d'illusion recouvrant cette réalité seront barricadés derrière des portes blindées à trois verrous. Y pénétrer demandera un certain savoir-faire. Et pourtant, la réussite de la vie spirituelle exige que l'on dissipe les voiles de l'illusion, puisqu'il s'agit de percevoir plus clairement les choses telles qu'elles sont, non déformées par les mirages de la dualité ; autrement dit, nos désirs, nos espoirs, nos rêves, nos attentes, nos préjugés, nos opinions, nos projections.
Il n'y a que deux manières d'écarter les voiles de l'illusion : soit nous le faisons, soit c'est Dieu qui le fait. Il est vraiment préférable que nous nous en chargions, car lorsque Dieu finira par s'y résoudre, il sera très contrarié que nous n'ayons pas accompli ce qui nous incombait. Lorsque c'est nous qui levons les voiles de notre illusion – on appelle cela « travailler sur soi » –, cela se fait plutôt doucement, du moins la plupart du temps. Nous le faisons à notre rythme et en fonction de nos capacités. Mais si c'est Dieu qui s'en charge, cela arrive en général au mauvais moment, au mauvais endroit, et cela peut s'avérer un peu rude. Bien entendu, du point de vue de Dieu, il n'y a pas de mauvais moment ou de mauvais endroit.




Même si certains d'entre nous aiment bien se faire un peu malmener par leur partenaire – une pincée de masochisme créatif peut pimenter une relation morne, ce qui ne veut pas dire que je cautionne la violence –, lorsque Dieu nous rudoie, c'est comme quand un être humain malmène une fourmi ! Vous avez déjà vu une fourmi rampant sur la table soudain voler en l'air puis tomber à terre quand vous la frappez ? Les fourmis n'ont pas un ressenti très complexe, mais les êtres humains oui. Donc, quand Dieu nous flanque par terre, ce n'est pas agréable. C'est un désagrément physique, émotionnel et mental. Dieu taille tout simplement dans le vif. Aussi avons-nous intérêt à dissiper nous-mêmes les voiles de notre illusion. Cela n'en reste pas moins inenvisageable pour la plupart. Ce travail suppose en effet que l'on porte sur soi-même un regard d'une honnêteté radicale, absolue, comme nous le verrons au chapitre suivant.
Admettre que celui auquel nous nous sommes identifiés toute notre vie n'est qu'une illusion, voilà qui n'est pas évident. Ce l'est si peu que nous allons de stage en stage, faisons des années de thérapie et passons par de grandes prises de conscience sans cependant être encore prêts à réellement voir. Nous nous disons que nous souhaitons changer, que nous ne voulons plus être si malheureux, toujours en train de nous nuire. Nous prétendons vouloir être détendus, à l'aise, voire sereins, vraiment capables d'entrer en relation intime avec notre partenaire, sans colère et sans peur ; pourtant, nous voyons bien le temps qu'il faut pour que se produise le moindre changement durable.

S'il est si ardu de déconstruire nos illusions, c'est que nous résistons. Avant tout, nous refusons de pénétrer en territoire complètement inconnu. Nous n'aimons pas nous engager dans quelque chose sans savoir exactement où nous allons et comment les choses vont tourner. C'est l'une des situations qui nous répugne le plus, si bien qu'à cet égard nous sommes très paresseux. S'aventurer en un pays où nous ne sommes encore jamais allés et dont nous ne parlons pas la langue, c'est encore autre chose. Il ne s'agit pas vraiment d'une plongée dans l'inconnu. Nous pouvons toujours communiquer par signes ou passer par un interprète.
Le territoire réellement inconnu, c'est celui qui réside en nous. En fait, nous n'avons aucune connaissance de nous-mêmes, littéralement aucune. Nous ne nous connaissons qu'à partir de nos projections, conditionnements, programmations, préjugés et croyances. Plus nous procédons à la déconstruction de ce personnage imaginaire pour lequel nous nous prenons, plus nous nous rapprochons de celui que nous sommes réellement et plus nous approchons l'inconnu radical. Une dimension totalement inconnue, vide de toute référence. C'est ainsi, c'est ainsi que cela doit être et, en un sens, c'est là l'essence du véritable travail spirituel.




Tôt ou tard, si nous voulons nous reconstruire tels que nous sommes et non en fonction de ce que les autres attendent de nous ou projettent sur nous, sans parler de ce que nous projetons sur nous-mêmes, il va nous falloir arrêter d'essayer de plaire à papa et maman – littéralement comme dans toutes les relations où entre en jeu un transfert, grossier ou subtil. Nous tentons de faire plaisir à papa et maman dans nos rapports à nos supérieurs hiérarchiques ou toute autre figure d'autorité, nos partenaires sexuels, et même dans nos relations avec nos propres enfants. Non seulement c'est un cercle vicieux, mais c'est peine perdue. Nos parents ne seront jamais satisfaits de nous s'ils ne le sont pas déjà. Même si, au niveau conscient, cela va de soi, la plupart d'entre nous sommes inconsciemment obsédés et manipulés par ce désir de plaire à papa et maman. Il nous faut comprendre en profondeur que si nous ne sommes pas d'ores et déjà assez « bien » aux yeux de papa et maman, nous ne le serons jamais. Rien de ce que nous pourrons accomplir dans cette existence ne pourra satisfaire des parents insatisfaits. Toutes les thérapies, tout l'argent ou la renommée du monde n'y changeront rien.

Et puisque c'est ainsi, à quoi bon s'obstiner ? Malheureusement, il ne nous est pas possible de tout simplement déclarer : « Bon, d'accord, j'arrête les frais », pour réellement arrêter. Du fait de l'illusion de la séparation, nous nous prenons pour celui ou celle qui s'évertue à plaire à papa-maman. Et aux yeux de l'ego, la fin de cette identification équivaut à la mort. Cesser de nous prendre pour ce que nous ne sommes pas suppose au préalable de voir et d'accepter notre identification à une totale illusion.
Il nous faut toujours, pour ainsi dire, garder les yeux grands ouverts, tant est puissante la fascination exercée par l'illusion de la séparation. De toute sa force, de toute son énergie, elle veut littéralement nous posséder et continuer à nous consumer comme elle l'a toujours fait. Ce n'est donc pas sur le plan du comportement ou des habitudes de vie qu'il convient d'opérer un changement radical ; il s'agit plutôt de transcender l'illusion de la séparation pour pouvoir entrer en relation avec la vie exactement telle qu'elle est.

Des années durant, le grand maître indien Swâmi Papa Ramdas ne parlait jamais de lui-même à la première personne. Il disait : « Ramdas a fait ceci, Ramdas a fait cela, Ramdas part en pèlerinage, Ramdas déjeune. » Il devint très connu pour ne jamais dire « je », ayant compris qu'il n'y avait pas de Ramdas en tant qu'individu séparé du tout. Pour lui, il n'y avait que le phénomène complexe apparaissant dans l'instant et qui se trouvait prendre l'apparence de Ramdas. Il était célèbre et vint plusieurs fois en Europe et en Amérique. Un jour, au cours de l'une de ses tournées, il parla de lui-même en employant le « je ». Une personne dans l'assistance qui avait lu tous ses premiers livres lui demanda : « Comment se fait-il que vous puissiez dire « je » en parlant de vous-même ? N'est-ce pas un signe d'égocentrisme ? » La réponse de Ramdas fut que dans son cas, même ce « je » était devenu Dieu.

(«Éloge de la folle sagesse», chap. 2)