dimanche 21 janvier 2018

Humour, avec Gilles Farcet et Stephen Jourdain



Extrait de la revue "3ème millénaire" n°76, 2005






3’ millénaire - Une pratique spirituelle est sou­vent abordée avec un dramatique sérieux. Un tel sérieux est-il inévitable ? Y a-t-il un sérieux juste?
Gilles Farcet - Pour tenter de répondre à votre question, je proposerais une distinction entre « sérieux » et « gravité ». Je n’ai jamais rencontré d’être à mes yeux authentiquement spirituel — tout être est par essence spirituel, je veux dire par là réel­lement investi dans la visée essentielle — qui ne soit au fond empreint d’une profonde gravité. J’aime ce mot « gravité » qui évoque aussi l’enracinement, le poids au sens positif. Yvan Amar aimait d’ailleurs à rappeler que l’un des sens étymologiques du terme « gourou » est « celui qui pèse lourd, qui pèse son poids ». Ce que faute de mieux il faut bien appeler la « quête » spirituelle n’est pas une plaisanterie, une distraction sans conséquence. La vie a une dimen­sion tragique, l’enjeu est rien moins que radical, il ne s’agit donc pas d’une blague. Face à ces êtres, j’ai toujours senti qu’ils ne badinaient pas avec l’es­sentiel et que donc, oui, il y avait chez eux une cer­taine gravité, une gravité fraîche semblable à celle des enfants qui vous regardent droit dans les yeux. Le petit enfant ne se pense ni ne se veut « sérieux », « profond », il est sérieux et profond de par sa relation encore innocente aux terribles questions que pose la vie. Je dirais donc que, oui, il y a un « sérieux », en tous les cas une gravité, juste et inévitable. Sérieux aussi dans la méthode, surtout quand il y a transmis­sion. On ne transmet pas une voie ou une pratique à coup d’approximations et de bons mots.
Cela dit, je n’ai jamais rencontré non plus d’être à mes yeux authentiquement « spirituel » qui ne témoigne pas d’un vif humour et qui se prenne au sérieux. Car si la vie est tragique, elle est aussi comique, absurde, dérisoire, burlesque souvent... Le moi qui se croit séparé et possesseur a un côté guignol, tellement prévisible qu’il en devient gro­tesque. Et puis la nature de ce qui est s’avère telle­ment paradoxale que seul l’humour peut la donner à pressentir.
Donc, je dirais : pas de « sage » sans gravité, pas de « sage » sans humour, les deux, gravité et humour étant non fabriqués, frais, uniques. De même qu’il existe le « bon sourire » professionnel du fonctionnaire de la charité, on peut ici et là ren­contrer l’ »humour obligatoire » du professionnel de l’éveil — quelle horreur ! J’ajoute que si décapant que puisse à l’occasion être l’humour d’un être authentiquement spirituel, il ne dérive jamais dans la dérision gratuite. Nous savons bien que nombre de nos contemporains pratiquent l’hu­mour systématique comme évitement de la rela­tion ; chez l’être authentiquement spirituel, l’hu­mour est aussi un outil de relation, jamais une armure, un bouclier ; parfois une épée, mais jamais destinée à tuer autre chose que la prétention inutile qui fait écran à la relation vraie.
Bien entendu, je connais cet indécrottable esprit de sérieux au sens négatif du terme qui gangrène les milieux de la « spiritualité » et qui à mon sens procè­de d’une dynamique « religieuse ». L’être humain est ainsi fait qu’il sécrète sans arrêt de la « religion », du « sens », du « linéaire », de l’idéologie, parce qu’il a peur de l’inconnu, de la dimension incompréhen­sible, paradoxale, insaisissable du réel. Notre ten­dance à tous est donc de tout transformer en idéolo­gie, y compris les enseignements les plus libéra­teurs. Il nous faut du « concret », du « sens » bien exprimable, des explications, des « buts »... Très vite, on en arrive donc à la ligne du parti, à ce qui est kasher ou pas kasher, à ce qui se fait et ne se fait pas. Il y a une tyrannie du « spirituellement correct » qui bien sûr va à l’encontre de l’esprit spirituel sachant qu’être spirituel, avoir de l’esprit veut aussi dire en français avoir de l’humour.
En fait, je crois que pour vraiment rire, il faut avoir vraiment pleuré. Le sérieux pompeux comme la dérision superficielle sont des protections face à l’humanité radicale que suppose à mon sens une authentique investigation spirituelle.





HUMOUR?

Spéculer sur la nature de l'humour, n'est-ce pas déjà avoir péché contre l'humour ? Il est vrai que la présente remarque constitue possiblement un trait d'humour.
Je note en passant que Bergson a écrit un livre sur le rire en tous points remarquable qui n'a fait rire personne.
On pourrait dire que l'humour, comme l'amour — comme la conscience, comme l'être, comme la haute sensibilité ou poésie vécue, comme tout ce qui justifie de l'épithète divin —, ça ne s'analyse pas, ça se pratique. Et qu'il n'est de pratique saine, loyale que dans une transe d'amusement : j'ai nommé la passion et son feu, l'esprit d'audace et de démesure. Sus à l'idée toute faite ! Sus au sentiment appris ! Au feu, tous ces beaux atours que notre être intime chérit tant ! En matière d'intériorité, il n'est de vérité que dans la nudité.
Comment mettre à nu ce qui, au sortir de l'enfance, s'entête tant à se vêtir, à rouiller, à s'oxyder ? Eh bien, il faut se trouver un décapant. Pas besoin de chercher très loin ! Le décapant est en nous, sous une double forme : conscience et... humour. Accomplir un acte de conscience est très, très difficile. Se moquer de soi est aisé.
Je ne connais guère que des chercheurs spirituels malchanceux. Il est vrai qu'ils avancent vers l'ultime prise de conscience du pas consciencieux et laborieux de nos laboureurs d'autrefois... Je leur fais cette suggestion : qu'ils renoncent à cette pesante allu­re, s'accordent une pause dans la lente ascension de leur calvaire, et se mettent à sautiller comme des enfants, EN RIANT D'EUX MÊMES. Oh, ça ne marchera pas à tous les coups, mais au moins ils connaîtront une minute, une heure peut-être, de vie vivante, d'ingénui­té — et sait-on jamais, cela pourrait titiller les Dieux... Les Dieux aiment à rire, et comme chacun le sait ou devrait le savoir, ce sont eux les passeurs d'âmes, les faiseurs d'éveil, et jamais, au grand jamais, cet ado­rable petit trou du cul d'enfant divin qu'en français, jadis, on nommait Ma Pomme.


Et quand ils s'y mettent à deux...