mercredi 11 mai 2016

Franklin Merrell-Wolff : La percée vers la lumière






Franklin Merrell-Wolff (1887-1985) est un américain qui, sans l'aide d'un guide vivant, a connu un éveil complet en s'appuyant seulement sur les écrits de Shankara. Ayant enseigné les mathématiques et la phi­losophie à Harvard et Berkeley, il se consacra à l'éveil de la Conscience, qu'il connut en 1936 après vingt- quatre ans de recherche. Le récit de sa maturation est unique et exemplaire du fait que ses notations d'évé­nements extérieurs et intérieurs sont méticuleuses comme un compte-rendu de laboratoire. Plusieurs apports originaux caractérisent l'éclosion intérieure de ce grand homme :
L'éveil peut se faire par la voie mentale poussée jusqu'aux limites de l'abstraction.
L'éveil peut se faire en se concentrant sur le point - JE - le « moment subjectif » - hors de toute attache et référence -, mais sans refuser ou nier les pensées ou les perceptions.
On peut être totalement indépendant vis-à-vis de toute tradition. L'Éveil est une co-création où l'indivi­du reprend pour lui-même l'enseignement et en donne une expression originale.
Il existe un « organe latent » permettant la Reconnaissance : une sorte de sensibilité/discerne­ment qui ne ressemble à aucune faculté connue. C'est cela qui permettrait l'éclosion de la connaissance non­-duelle, qui est une « conscience-sans-objet et sans-sujet ».
Franklin Merrell-Wolff est assurément un maître qui parle le langage du monde occidental, un monde formé à la pensée abstraite et dont la réalisation supé­rieure est précisément la connaissance mathématique.






Voici un extrait du début de son ouvrage "Expérience et philosophie, tome I, Chemins ouvrant sur l'espace", paru aux éditions du relié.

La percée vers la lumière


17 août
L'ineffable transition est arrivée il y a quelque dix jours.
Nous revenions chez nous au sud de la Californie, après un séjour de quelques semaines dans une petite ville de la région de Mother Lode au nord de l'État, et je me reposais de la fatigue d'avoir conduit pendant toute la nuit. À cette époque, j'étais engagé dans la lecture de certaines portions du System of the Vedanta de Paul Deussen, comme je l'avais fait plus ou moins systématiquement depuis les trois dernières semaines. Cet ouvrage est une interprétation du Vedanta sous forme philosophique occidentale, telle que développée par Shankara dans ses commentaires sur les Brahma Sutras .
J'avais été poussé vers ce programme particulier de lecture au moment où je me rendis compte que les paroles de Shankara possédaient un certain pouvoir -c'était du moins mon expérience. Pendant quelque temps, je l'avais considéré spontanément comme un Gourou avec lequel j'étais complètement en accord. Je l'avais toujours trouvé clair et convaincant, du moins dans les sujets touchant l'analyse de la conscience, alors que chez les autres Sages je découvrais des obscu­rités ou des insistances avec lesquelles je ne me sentais pas en complète sympathie. Durant plusieurs mois, j'avais pris la résolution de creuser davantage la pensée de Shankara, pour autant qu'elle soit accessible en traduction. C'est en poursuivant ce but que je lisais lentement le System of Vedanta et que je méditais sur celui-ci.

J'avais continué dans ce projet alors que j'effectuais une coupe transversale dans une prospection d'or près de la petite ville de Michigan Bluff. Durant une bonne partie de ce temps, j'étais complètement seul et je réus­sissais habituellement très bien à pénétrer le sens et à suivre la logique de ce que je lisais. Un jour, après le repas du soir et alors que j'étais encore assis à table, je sentis que graduellement j'étais passé dans un état délectable de contemplation. Le contenu réel de la pensée de cette période a été oublié, mais comme je prenais soigneusement note de l'état dans lequel je me trouvais et que je le soumettais à un examen serré, la qualité de l'état s'est clairement imprimée dans ma mémoire. Mon souffle avait changé, non pas qu'il ait cessé ou soit devenu lent ou rapide. Il était peut-être juste un peu plus lent que normalement. Le change­ment notable était dans une qualité subtile associée à l'air respiré. Tout à fait au-dessus des gaz physiques de l'air, il semblait y avoir une substance impalpable d'une douceur indescriptible qui, à son tour, était associée à un sentiment général de bien-être embrassant même l'homme physique. C'était comme le bonheur ou la joie, mais ces mots sont inadéquats. C'était une qualité très douce, mais dépassant de beaucoup la valeur de toutes les formes plus familières du bonheur. C'était tout à fait indépendant de la beauté ou du confort des lieux. À ce moment-là, l'environnement était pour le moins austère et aucunement attirant. J'avais déjà senti cette qualité associée à l'air, mais à un degré moindre, lorsque j'étais à des niveaux élevés dans les montagnes, mais à présent je n'étais qu'à quelque six cents mètres et l'air était loin d'être revigorant, étant donné la période de chaleur exceptionnelle. Cependant, une analyse introspective révéla que la qualité d'élixir était surtout forte lors de l'expir, indiquant ainsi que cela ne venait pas de l'air environnant. De plus, le souffle expiré n'était pas simplement de l'air expulsé dans l'at­mosphère extérieure, mais semblait pénétrer à l'inté­rieur de l'organisme tout entier comme une douce caresse, laissant partout un paisible sentiment de délectation. Cela me semblait être comme un nectar. J'ai appris depuis que c'est là la véritable Ambroisie.


Il est peut-être pertinent de noter en passant que quelques jours auparavant, la pensée ayant été stimulée par mes lectures, j'avais développé une interprétation touchant la nature de la matière pondérable. Cette inter­prétation me semblait régler certaines difficultés logiques qui ont toujours paru persister, malgré mes efforts pour réconcilier l'Être Transcendant avec l'univers physique. L'idée était que la matière pondérable — c'est-à- dire toutes choses perçues au plan grossier ou subtil — est en réalité une absence relative de substance, une sorte de vacuité partielle. Je ne vais pas développer ici les preuves et la logique derrière cette idée, même si elles ont été parcourues dans ma conscience pendant les jours qui ont suivi l'apparition de l'idée. Mais ce qui importe par rapport au récit actuel, c'est l'effet que cette idée a eu sur ma conscience. Elle semble avoir aidé de façon vitale à préparer la voie pour l'Illumination qui allait venir. Cet effet s'est produit comme suit. D'habitude, nous considé­rons la sensation matérielle comme quelque chose de substantiel. En revanche, nous avons pu être théorique­ment convaincus que l'espace soi-disant vide n'est pas seulement rempli mais qu'il est en fait plus substantiel que certaines de ses parties occupées par la matière pon­dérable. Cette idée n'est pas nouvelle pour la métaphy­sique, et une bonne part des écrits de la physique moderne ne lui est pas incompatible. Mais je me suis aperçu que les idées venues de sources extérieures, même si elles ont des formes convaincantes, n'ont pas sur la conscience le pouvoir que possède une idée originale.


Cette idée a eu sur moi l'effet suivant : j'ai pu recon­naître plus concrètement qu'il y avait de la réalité sub­stantielle là où les sens ne signalaient que du vide, et concevoir beaucoup mieux l'irréalité (ou la réalité qui est simplement dépendante ou dérivée) des données senso­rielles.

Notons en plus certains facteurs pertinents. Il y a environ dix-huit mois, commença une série de conver­sations avec quelqu'un que je reconnaissais comme un Sage. J'ai vérifié de toutes les façons possibles la validi­té de ma reconnaissance de cet être et j'avais démontré à ma satisfaction complète son authenticité. J'ai agi conformément à sa parole lorsque je ne pouvais voir clairement, et je découvrais alors que la clarté émer­geait graduellement. Agissant suivant ses suggestions, ma femme Sherifa et moi-même avons entrepris de faire un travail public jamais tenté auparavant. Nous avons tous deux trouvé, à mesure que nous progres­sions dans le travail, une croissance graduelle de la compréhension qui a constamment amené la Lumière là où il y avait eu de l'obscurité. Entre autres choses, ce Sage suggéra que j'étais relié à une incarnation précé­dente d'une importance particulière. Il m'avertit qu'il n'était pas mon Gourou personnel et qu'il ne pouvait l'être, puisqu'une telle relation dépendait de lignées qui ne sont pas arbitraires.

Par le passé, deux Reconnaissances importantes me sont venues. Tout d'abord, il y a près de quatorze ans, dans un milieu qu'il n'est pas nécessaire de préciser, je reconnus soudain que « Je suis Atman ». Cela effectua d'importants changements de point de vue qui ont per­sisté. Ensuite, moins d'un an après, lorsque j'étais impliqué dans le travail public mentionné plus haut, et tout en étant vivement intéressé par un livre qui parlait d'un Sage indien vivant, je reconnus soudain que le nirvana n'est pas un champ, un espace ou un monde dans lequel on entre et qui nous contient comme l'espace pourrait contenir un objet extérieur, mais plutôt que « je suis identique au nirvana, que je l'ai tou­jours été et le serai toujours. » Cette Reconnaissance a également eu des effets persistants sur la conscience personnelles.

Nous sommes maintenant prêts à revenir à la Reconnaissance d'il y a dix jours. Je dis « Reconnaissance » plutôt qu'« expérience » pour une raison précise. Ce n'était pas à proprement parler un cas de connaissance expérientielle, qui est une connais­sance venue des sens, soit grossiers soit subtils, et non de la connaissance par déduction — bien que les deux formes, surtout la dernière, aient servi d'auxiliaires. C'était un Éveil à une Connaissance que je représente­rais le mieux en l'appelant Connaissance par Identité, et ainsi le processus — pour autant que nous puissions vraiment parler de processus ici — est mieux exprimé par le terme « Reconnaissance ».

Je m'étais assis dans une balançoire de la véranda, lisant, comme je l'ai dit plus haut. Devançant la partie que je lisais, je tournai vers la section consacrée à la « Libération », puisqu'il me semblait que j'étais particulièrement affamé de cette chose. Je lus rapidement le texte et tout me sembla très clair et satisfaisant. Puis, comme je restais à réfléchir sur la lecture que j'avais faite jusqu'ici, soudain il m'apparut clairement qu'une erreur souvent commise dans la méditation élevée — c'est-à-dire la méditation sur la Libération —, consiste à chercher un objet subtil de Reconnaissance, autre­ment dit, quelque chose qui pourrait être expérimenté. Bien sûr que je savais depuis longtemps que cette posi­tion était théoriquement fausse, mais je n'avais pas pu le reconnaître. (Il y a ici une distinction subtile mais très importante.) Aussitôt, je laissai tomber toute attente de voir quelque chose se produire. Ensuite, les yeux ouverts et sans aucun arrêt dans le fonctionne­ment des sens (donc sans aucune transe), j'ai abstrait le moment subjectif — l'élément « JE SUIS » ou « Atman » — de la totalité du monde objectivement connu. Je me concentrai sur cela. Naturellement, je trouvai ce qui, d'un point de vue relatif, est Ténèbre et Vacuité. Mais je reconnus cela comme Lumière Absolue et Plénitude et je reconnus que j'étais Cela. Évidem­ment, je ne puis dire ce que Cela était dans sa nature propre. Les formes relatives de conscience dénaturent inévitablement la Conscience non-relative. Non seule­ment je ne peux en parler aux autres, mais je ne peux même pas le contenir à l'intérieur de ma propre conscience relative, que ce soit la sensation, le senti­ment ou la pensée. Tout penseur métaphysique verra immédiatement cette impossibilité. J'étais même préparé à ce que la conscience personnelle ne participe d'aucune façon à cette Reconnaissance. Mais en cela j'ai été heureusement déçu. Je sentais présentement la qualité ambrosienne du souffle avec la bénédiction purificatrice qu'elle répand sur la personnalité tout entière. Je me trouvais au-dessus de l'univers, non dans le sens de quitter le corps physique et d'être emporté dans l'espace, mais dans le sens d'être au- dessus de l'espace, du temps et de la causalité. Mon karma semblait m'abandonner comme responsabilité individuelle. Je me sentais intangiblement mais mer­veilleusement libre. Je soutenais cet univers et n'étais pas limité par lui. Désirs et ambitions devinrent pro­gressivement vagues. Tout honneur mondain avait perdu le pouvoir de m'exalter. La vie physique semblait indésirable. De façon répétée, pendant les jours qui sui­virent, j'ai été dans un état de profonde méditation, entretenant des pensées si abstraites qu'aucun concept ne pouvait les représenter. Je semblais comprendre une véritable bibliothèque de connaissances toutes moins concrètes que les mathématiques les plus abstraites. La personnalité reposait dans une douce lueur de bonheur, mais tout en étant douce, cette lueur était assez puissante pour rendre terne le délice sensuel le plus aigu. De la même façon, le sentiment de la peine­-du-monde était absorbé. C'était comme si je regardais l'univers en demandant : « Qu'y a-t-il ici qui ait de l'in­térêt ? Qu'est-ce qui vaut d'être fait ? » Je ne trouvai qu'un intérêt : le désir que d'autres âmes puissent reconnaître cette chose que j'avais reconnue, car en cela se trouvait la seule clé pouvant résoudre efficacement leurs problèmes. Les petites tragédies des humains me laissaient indifférent. Je voyais une seule grande Tragédie, cause de toutes les autres : le fait que l'Homme ne reconnaissait pas sa propre divinité. Et je ne voyais qu'une seule solution, la Reconnaissance de cette divinité.