René Magritte, «Le Chef d'œuvre ou les mystères de l'horizon»
Extrait du livre «La traversée vers l'autre rive», voici un texte qui attire notre attention sur le risque de confusion qu'il y a entre la simple compréhension intellectuelle et l'expérience directe de ce que pointent certaines formules de Swami Prajnanpad. Un exemple classique de ce genre de confusion est le suivant : croire que l'on connait le goût de la mangue sans en avoir jamais mangé juste parce qu'on en a lu maintes descriptions. Arnaud Desjardins nous guide pas à pas dans l'expérimentation concrète de ce que proposent certaines formules compte tenu du niveau où nous sommes ici et maintenant.
Il n'y a pas de notice dans la boîte d'une spécialité pharmaceutique qui ne mentionne : « Comme tout produit actif, ce médicament peut entraîner des conséquences non souhaitées ». Il n'y a pas d'action sans réaction et de convexe sans concave. Il s'agit donc d'utiliser les enseignements de Swâmiji sans se tromper sur le mode d'emploi.
Vous connaissez, ou vous découvrez peu à peu, ce qu'a pu dire au cours d'entretiens ou écrire dans ses lettres en hindi, bengali ou anglais, Swâmi Prajnânpad. Beaucoup de ses paroles, de ses affirmations originales, transmettent des vérités que nous ressentons d'abord comme des idées puissantes et transformatrices. Mais le malentendu ou l'incompréhension sont toujours possibles et ces vérités libératrices deviennent alors perturbatrices. Ce qui nous est proposé va souvent à l'encontre de ce dont nous sommes convaincus au départ du chemin et parle de ce que nous ne connaissons pas encore. Pratiquement tout ce qui fait notre expérience dans les domaines des pensées, des émotions et des actions va être remis en cause. Il y a donc des risques de confusions quant à la méthode et toutes sortes d'interprétations erronées sont possibles. Par exemple, est-ce tout de suite évident et limpide de lire Swâmiji résumant : « Toute la voie tient en ces deux termes : You and your mind, vous et votre mental » (indiquant par là une dualité) et insistant par ailleurs sur : « Vous annihilez la distinction (ou la division) entre vous et votre émotion. Vous êtes peur, vous êtes angoisse. Be advaïta here and now, soyez non-deux ici et maintenant » ? Et pourtant, tout ceci peut se révéler simple, non contradictoire et pleinement convaincant mais c'est seulement votre réalisation personnelle qui vous le prouvera. Saisissez donc toutes les occasions de vérifier si votre compréhension de la pratique est complète — notamment quant à la gestion des émotions et des pensées et l'ordre dans lequel il faut procéder à cet égard car certaines des affirmations transmises à Hauteville vont tellement à l'encontre de ce que vous croyez qu'une réflexion personnelle sur leur contenu est nécessaire. La pratique est plus une question d'habileté que de force.
La démarche que nous proposons à Hauteville est une voie parmi d'autres. Elle doit l'essentiel à Swâmi Prajnânpad qui possédait une grande érudition et une remarquable capacité à rendre peu à peu clair ce qui ne l'est certes pas au premier abord. C'est une qualité fort utile car une grande part de ce genre d'enseignements se réfère à des niveaux de conscience dont vous n'avez pas encore l'expérience concrète, comme si on parlait à une fillette de dix ans, même très intelligente, de la vie sexuelle d'une femme totalement épanouie dans ce domaine. Ce que nous vous transmettons prend appui sur des paroles que nous avons appelées en français : « Les formules de Swâmi Prajnânpad », parce que Swâmiji lui-même disait souvent : « Now Swâmiji will give you the formula. » Ces paroles, comme toutes les paroles de sages, sont présentées comme des affirmations aussi indiscutables que celles d'un professeur de géographie enseignant : « La Volga se trouve en Russie et le Mississippi aux États-Unis ». Vous ne trouverez aucune modestie dans ces paroles, jamais d'expressions telles que « je crois », « je pense ». En revanche, il est fondamental de vérifier par soi-même et pour soi-même ce qui vous est dit. Vous avez tous les droits d'examiner ce qui vous est affirmé et vous saurez à votre tour si ces paroles transmettent ou non la vérité. Dans ce type de démarche, la croyance n'entre pas en ligne de compte. Nous sommes trop imprégnés d'imprécision et, dès qu'il s'agit de philosophie ou de spiritualité, nous demeurons dans un certain flou : « Je crois, je pense, le Bouddha a dit que..., Arnaud aurait dit que... ». Seule une démarche méthodique peut vous permettre de sortir du monde des opinions et des croyances et vous mener vers une véritable transformation : « J'écoute avec intérêt la parole qui m'est dite ou que je lis, j'y réfléchis, je m'étudie moi- même pour voir si elle correspond tant soit peu à mon expérience et si je peux la reprendre à mon compte en vue d'une mise en pratique concrète ».
Ainsi vous ne mettrez pas en pratique « ce que Swâmiji a dit ou écrit » mais ce que vous aurez vérifié par vous-mêmes. Il y a donc d'abord non pas une croyance mais une confiance : « Je vais réfléchir à ce qu'affirme Swâmi Prajnânpad et vérifier si j'arrive aux mêmes conclusions que lui », de même qu'un scientifique vérifierait dans son laboratoire les conclusions auxquelles un autre scientifique serait arrivé dans un autre laboratoire. Prenez garde à ce que l'enseignement de Swâmiji ne devienne pas un ensemble d'idées, donc une idéologie que vous adoptez parce que cela fait partie d'une démarche à laquelle, globalement, vous adhérez. Allez de petite certitude en petite certitude. Souvenez-vous d'une formule telle que : « Personne ne vit dans le monde, chacun vit dans son monde », ou de ce que m'a affirmé Swâmiji, lors de notre première rencontre : « Vous n'avez jamais vu Mâ Anandamâyi, vous n'avez vu que votre Mâ Anandamâyi ». Il se peut que des paroles de ce genre vous semblent très intéressantes mais qu'elles n'aient aucune répercussion concrète dans votre existence. Pouvez-vous vérifier — donc être certain — que vous n'avez jamais vu votre mari, vos enfants, votre patron qu'à travers votre mental, votre ego et vos projections ? Si vous pouvez le constater et le reconnaître vraiment, vous aurez une expérience de première main et vous échapperez au monde des pensées et des opinions. C'est le point départ d'une réelle transformation.
Durant les derniers mois de son existence, Swâmiji, qui avait toujours pris ses repas en silence, laissait parfois tomber une petite phrase qui avait plus de prix qu'un entretien entier. Vous vous souvenez — je l'ai souvent raconté — qu'un matin, lors du dernier séjour que j'ai effectué auprès de lui, il mangeait à la petite cuillère une sorte de fromage blanc qu'au Bengale on appelle chana. Il me demande : « What is Swâmiji doing ? Qu'est-ce que Swâmiji est en train de faire ? » Je lui réponds : « Swâmiji mange du chana avec une petite cuillère en métal ». Et Swâmiji laisse tomber : « Swâmiji is eating Swâmiji with the help of Swâmiji. Who is Swâmiji ? Swâmiji mange Swâmiji avec l'aide de Swâmiji. Qui est Swâmiji ? ». Ce genre de paroles, au premier abord incompréhensibles, concerne un niveau de conscience que nous n'avons pas encore atteint et que l'on pourrait, comme le Bouddha, appeler « l'autre rive ».
Les lettres de Swâmiji peuvent vous être d'une grande aide mais une parole de ce type (comme d'ailleurs bien des paroles de sages) peut vous égarer si vous ne la situez pas dans une vue d'ensemble. Si vous avez une tournure d'esprit de philosophe ou de métaphysicien vous risquez d'en avoir une compréhension purement intellectuelle et vous bercer de l'illusion que ce que vous avez compris avec votre tête vous tient lieu d'expérience. Prenons en exemple une autre formule de Swâmiji, qui pourrait aussi bien sortir de la bouche d'un maître tibétain : « There is no seer and no seen, there is only seeing, Il n'y a pas celui qui voit, il n'y a pas ce qui est vu, il y a seulement vision ». Pouvez-vous, aujourd'hui, tels que vous êtes, avec vos désirs, vos peurs et vos projections, affirmer que vous avez l'expérience de cette affirmation ? La réponse est non. Voilà pourquoi il est important de reconnaître à quelle étape de votre progression sur le chemin se situent les paroles que vous êtes amenés à entendre ou à lire — et à mettre en œuvre.
Pour désigner la voie, le Bouddha a employé l'expression « la traversée vers l'autre rive », ce qui suggère qu'il y a, d'un côté, la rive de la souffrance et, de l'autre, la rive de l'au-delà de la souffrance. Entre les deux : la traversée. Pour cette traversée, une barque est indispensable et elle n'est plus du tout nécessaire quand nous avons achevé notre parcours. Certaines formules de Swâmiji concernent la rive sur laquelle nous sommes et nous aident à la voir avec lucidité. D'autres paroles concernent la traversée et d'autres enfin, comme celles que je viens de citer, évoquent l'autre rive dont nous n'avons pas encore l'expérience et que l'on ne peut appréhender à partir du mental. C'est dans ce contexte que j'ai proposé trois tiroirs dans lesquels nous pourrions classer les différentes paroles de Swâmiji. Un tiroir se nomme « cette rive » et se situe au niveau où vous êtes maintenant, le second tiroir pourrait s'intituler « la traversée » et le troisième « l'autre rive », où se trouvent rangées soit des paroles vraiment étranges, soit des paroles apparemment incompréhensibles qui ne vous concernent pas aujourd'hui. Plus vous saurez reconnaître à quel tiroir correspond telle ou telle formule, mieux vous serez à même d'utiliser celle-ci de façon adéquate pour votre transformation.
Certaines paroles qui ont une grande valeur pendant la traversée n'en ont plus, au contraire, quand nous avons atteint la rive de l'éveil. Ainsi, une affirmation telle que : « Il n'y a rien à faire, tout est déjà là, je suis déjà la grande Réalité Ultime » est à classer dans le troisième tiroir. Mais dans le tiroir du milieu qui concerne la traversée, il n'est question que des efforts que le disciple doit accomplir. Dans le tiroir trois, nous rangeons : « Le sage, établi dans la paix et l'amour, n'a plus d'émotions » mais, dans le tiroir un, nous pouvons avoir l'audace de placer cette formule : « L'être humain n'est qu'émotions ». C'est pourquoi, si vous vous trouvez sur cette rive et que vous prenez pour vous aujourd'hui certaines paroles de sages authentiques concernant l'autre rive, vous risquez de tomber dans une impasse.
Je vous parle à partir de ma propre expérience. J'ai commencé une recherche à l'âge de vingt-quatre ans et, en même temps que je faisais des découvertes précieuses, je me débattais douloureusement dans les apparentes contradictions que présentent les enseignements spirituels. Et, depuis plus de trente ans, je vois tant de personnes sincères qui veulent atteindre elles aussi le Royaume intérieur et qui se débattent dans des confusions, des imprécisions et des malentendus, malgré leur bonne volonté et leur sérieux. Voilà pourquoi il est si important de discriminer, entre les différentes paroles reçues, à quel niveau de notre parcours elles s'adressent.
Visiblement une formule comme : « Personne ne vit dans le monde, chacun vit dans son monde » concerne cette rive-ci, le tiroir numéro un. Je peux y réfléchir et vérifier si cette affirmation est fondée. Je ne peux pas me contenter de croire sur parole quelqu'un qui m'inspire confiance. Il me faut confirmer par moi- même s'il est vrai qu'à chaque instant j'interprète la réalité de manière égocentrique. Je commence donc par des observations simples qui vont s'approfondir peu à peu, mais qui sont certaines. Par exemple, face à un bouquet de fleurs, l'un va dire : « J'aime beaucoup ce bouquet, je le trouve très beau » et l'autre rétorquera : « Ce bouquet est quelconque, moi je n'aime que les bouquets japonais composés de trois fleurs piquées dans un pique-fleurs ». Qu'est-ce qui fait que face au même bouquet deux personnes ont une appréciation différente, voire diamétralement opposée ? Chacun voit le bouquet à partir de son monde, c'est-à-dire de son inconscient, de son vécu, de son éducation, de son milieu socioculturel. Notre monde, c'est le réservoir d'impressions accumulées au cours d'une existence qui alimente nos projections. Si nous vivions tous dans le même monde nous verrions tous le même bouquet. Moi, je vois un magnifique bouquet et l'autre voit un bouquet très quelconque. Ce genre de constatation vous ouvre un champ de réflexion et d'observation immense qui vous permettra peu à peu de prendre une distance par rapport à votre propre monde subjectif. Mais dans un premier temps, vous pouvez faire cette observation toute simple. C'est un premier pas. Cet exemple est intéressant parce que les fleurs touchent éminemment notre inconscient. Donc c'est particulièrement vrai tout de suite pour des fleurs : personne ne voit le bouquet, chacun voit son bouquet.
Et peut-être que, dans la même journée, une information vous paraît fâcheuse et vous déclarez : « C'est grave », tandis que pour votre associé : « Mais c'est bénin, il n'y a pas de quoi s'inquiéter ». Que vient faire ici le mot « voir » ? Que signifie-t-il dans cet exemple ? Je vois les choses d'une certaine manière, l'autre voit la même chose d'une autre manière et il est bien probable qu'aucun de nous ne voit vraiment, que tous deux nous interprétons. Personne ne voit la situation, chacun pense sa situation en fonction de sa programmation personnelle. Nous pouvons être bouleversés en lisant les textes des plus grands mystiques mais des petits échantillons de ce genre donnent un contenu d'expérience à une parole que nous avons entendue. C'est de cette manière que l'on peut progresser.
Par contre, vous pouvez tenter dès maintenant une expérience à partir d'une formule de Swâmiji issue du troisième tiroir : « Non pas : je regarde le bouquet, mais : le bouquet est regardé ». Qu'est-ce que cela veut dire ? Si je regarde le bouquet, je me projette sur le bouquet, je vois mon bouquet. Dans l'autre cas (« le bouquet est regardé ») je me situe devant le bouquet, je me tais intérieurement, je ne fais aucun commentaire sur ce bouquet, même pas en moi-même, je ne m'occupe pas de savoir si je le trouve beau, merveilleux ou complètement raté. Je tente de m'effacer en faveur de la vision du bouquet. Et le bouquet ne proclame pas : « Je suis beau, je suis laid, je suis joyeux, je suis triste ». Il affirme : « Je suis ce que je suis ». Vous pouvez sentir, au moins par moments, la radicale différence. Moi, avec tout mon bagage inconscient, mes souvenirs, mes peurs, mes espoirs, mes revanches à prendre sur le passé, ce moi-là, pour un instant, fait silence, je dirai même : a disparu. Une parole comme celle-ci ne désigne pas seulement l'état ultime auquel vous n'avez pas accès pour le moment, elle évoque quelque chose que vous pouvez tenter, à quoi vous pouvez vous exercer. Je fais silence, je suis complètement accueil du bouquet tel qu'il est, et, par moments au moins, j'entrevois ce que serait ma vie si cet état était permanent. Ce genre d'expérience peut être utile pendant la traversée à condition d'être bien conscient que c'est un exercice qui a pour seul but de nous donner un avant goût de l'état sans ego. Il ne peut constituer à lui seul une pratique à part entière.
Swâmiji m'avait fait remarquer que les déclarations émanant du niveau un étaient semblables mais inversées par rapport à celles du niveau trois, comme un négatif et un positif avant le numérique : c'est la même image mais les noirs sont blancs et les blancs sont noirs. « Satan est le singe de Dieu » disent les soufis. Par exemple, si l'Océan en nous peut proclamer : « Tout est moi, il n'y a que moi » (l'ultime non-dualité), l'impérialisme de l'ego voudrait que le monde entier soit son prolongement et, si les circonstances ne répondent pas à son attente, cela implique pour lui que les choses ne se passent pas comme elles le devraient. L'ego tente vainement une fausse non-dualité en refusant la différence. Il essaye lui aussi, tragiquement, d'affirmer « moi seulement ». Autre inversion, Swâmiji résumait la condition de départ (premier tiroir) par ces mots : « It is the status of a slave, c'est la condition d'un esclave », tout en évoquant la Libération par « Complete slavery is perfect freedom, l'esclavage complet est la liberté parfaite » — autrement dit, en termes religieux, la totale soumission à la volonté de Dieu. Vous voyez combien chaque mot, chaque phrase de Swâmiji demandent à être éclairés par des commentaires, par des exemples, parfois par d'autres termes plus évidents et plus convaincants pour vous mais qui désignent exactement la même réalité, la même vérité.
Ouvrons donc à nouveau le premier tiroir et examinons une formule de Swâmiji qui exprime une vérité précieuse : « Vous êtes des marionnettes dont l'existence tire les fils ». Ces paroles nous rappellent la célèbre affirmation de Gurdjieff qui va exactement dans le même sens et que nous pourrions ranger dans le même tiroir : « L'homme est une machine ». Swâmijî insistait beaucoup sur le fait que nous sommes totalement conditionnés par notre hérédité, par les impressions fortes de la toute petite enfance et par les influences de notre éducation et de notre culture. L'existence presse un bouton et déclenche en nous une réaction, presse un autre bouton qui déclenche une autre réaction. Une bonne nouvelle fait lever une émotion heureuse qui n'en reste pas moins une réaction mécanique. Et à partir de cette réaction intérieure, qui déforme notre perception de la réalité, nous réagissons extérieurement. Les actions à ce niveau-là sont complètement compulsives. Suis-je un homme, une femme, établi(e) en moi-même ou une machine à réagir ? Où est la liberté là-dedans ? Mes actions soi-disant conscientes ne seraient donc que des réactions qui s'imposent à moi ? Je veux cerner, comprendre, approfondir. Donc avant même d'essayer d'agir plus consciemment, je vais vérifier si ces affirmations sont véridiques. Je vais m'observer face à l'action et voir s'il est vrai que je me laisse emporter par des événements heureux et déprimer lorsque les situations me sont défavorables et que je réagis ensuite aussi mécaniquement à ces réactions émotionnelles et mentales, aux états d'âme, aux humeurs que les événements déclenchent en moi à mon insu.
Sur le même thème, nous trouvons dans le deuxième tiroir plusieurs formules intéressantes : « Don't mistake reaction for action, Ne prenez pas une réaction pour une action » — autrement dit : ne prenez pas une réaction impulsive et compulsive pour une action libre et objective. Vous pouvez honnêtement reconnaître pour vous-même si ce que vous venez de faire ou de dire était une pure réaction. Dans le même tiroir nous trouvons : « To do, there must be a doer, Pour agir, il faut un agissant ». Ou : « First the doer, then the deeds, D'abord l'agissant, ensuite les actions », « Before any action, check the actor, Avant toute action, vérifiez l'acteur ». Directives qui n'ont plus cours au niveau du troisième tiroir.
Ces formules nous disent que, tant que nous sommés menés par nos émotions, nous ne pouvons espérer accomplir une action digne de ce nom. Face à une difficulté, la plupart d'entre nous s'intéresse avant tout à l'action — quelle décision dois-je prendre ? Quel choix dois-je faire ? — mais ces formules nous invitent à nous occuper avant tout de l'agissant, c'est à dire de nous-mêmes, tels que nous sommes aujourd'hui avec nos mobiles inconscients et avec les émotions qui nous animent. Pendant la traversée, nous ne pouvons prétendre poser des actes libres, en revanche nous pouvons nous étudier et tenter d'y voir clair dans le faisceau de désirs, de craintes et d'impulsions contradictoires qui nous meuvent. Nous pouvons prendre conscience de l'aspect mécanique de nos décisions et de nos actions, autrement dit étudier la relation directe entre le pseudo-agissant, qui porte en lui tout un monde de conflits et d'émotions, et ses actes. Nous pouvons ensuite nous demander ce qui pourrait nous permettre d'accomplir des actes beaucoup plus conscients et libres et rechercher quelles formules de Swâmiji pourraient éclairer ce point.
Nous pouvons ensuite nous intéresser aux paroles concernant les actions du sage qui n'est plus mû par son égocentrisme : un troisième type d'action que Swâmiji appelait « la réponse à la demande de la situation » et que l'ensemble de la tradition hindoue appelle la spontanéité ou l'action spontanée. Cela ne veut pas dire une action impulsive, mais l'action au-delà de l'ego, une action dans laquelle l'agissant individuel a disparu. Ce genre de paroles, je les place dans le troisième tiroir. Swâmiji, comme beaucoup de sages hindous, parlait de lui à la troisième personne. Il me dit un jour : « Swâmiji does not act, an action takes place, Swâmiji n'agit pas, une action a lieu » et vous lirez certains enseignements de maîtres hindous célèbres aujourd'hui qui ne parlent qu'au niveau du troisième tiroir, en insistant sur l'effacement de l'agissant individuel dans la non-dualité. Si l'acteur est conscient et libre, l'action juste s'impose à lui. Oui, mais où est-ce que vous en êtes, vous ? Qu'est donc cette action que Swâmiji appelait « la réponse qui s'impose », qui ne comporte ni doute, ni hésitation et qui est en même temps l'action la plus juste, la plus harmonieuse dans le relatif ?
Tenez bien compte, même si aujourd'hui vous ne voyez pas encore complètement quelle peut en être l'utilité, de cette idée des trois niveaux de réponses. Sinon nous arrivons à des incompréhensions et vous vous demandez aujourd'hui ce qui ne vous sera possible que demain. Qu'est-ce que chacun, chacune peut commencer à entrevoir ? Je suis sûr que, si vous gardez ces idées en tête pour lire les traductions de lettres de Swâmiji à ses disciples, vous allez sentir : ce passage parle du niveau actuel, celui-ci parle du processus de transformation et celui-là laisse entrevoir ce qu'est la transformation une fois accomplie. Il faut donc toujours en revenir à cette vérité : parmi les idées auxquelles j'adhère, quelles sont celles qui pour moi sont seulement des idées, donc une idéologie parmi d'autres et quelles sont celles qui relèvent de l'indubitable expérience personnelle ? C'est un aspect de la voie montrée par Swâmi Prajnânpad, qui, imprégné de la culture hindoue, avait en même temps l'exigence d'un scientifique.
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