mardi 19 mai 2015

«Une fausse compagnie», par Stephen Jourdain









     Stephen Jourdain : Une fausse compagnie

LA PERSONNE INTÉRIEURE n'est sous le regard d'aucune autre conscience.
Non parce qu'un mur interdit à jamais à la vision des autres de parvenir jusqu'à elle, mais parce que la réalité est ainsi faite que le lieu où elle se tient est inhabité.
La personne intérieure est non-vue, non-sue, parce qu'ici il n'y a, et n'y eut jamais, et n'y aura jamais personne pour la voir, la savoir.
Cela peut sembler épouvantable. En vérité, c'est admirable :
Car cette absence de toute compagnie et de tout témoin à l'extérieur de « l'âme » provient de ce que toutes les compagnies et tous les témoins ont demeure à l'intérieur d'elle. Car ce désert au-dehors de mon âme correspond à la présence effective en son sein de toutes les âmes, signifie le miracle que toutes, dans leur foisonnement authentique, n'en sont qu'une, et que chacune est cette âme unique.
Lorsque la personne intérieure perçoit cette solitude absolue, elle se perçoit, elle est dans la conscience d'elle-même.

Lorsqu'elle ne perçoit pas cette solitude, elle vit dans l'ignorance de soi, elle est dans la non-conscience d'elle-même.
Dans la même obscurité que tout à l'heure, la personne intérieure a donc cette fois pour but de s'éveiller à sa solitude.
Oh, elle se sent seule et non-vue, et croit sincèrement être irréprochable sur ce chapitre...
Pourtant, à tout instant, une présence imaginaire est prise pour une présence authentique.

Pourtant, à tout instant, une compagnie et un témoin la hantent.
En ce moment même, votre conscience pose en elle-même la fable d'une compagnie et d'un témoin. Simultanément dans deux directions, en deux cristallisations différentes.
Pour la personne intérieure, trouver la perception de sa solitude, c'est faire cesser l'hallucination : c'est arriver à reconnaître pour ce qu'elle est la présence imaginaire.

Mais dans l'une et l'autre des directions, le mirage est caché. Ici, où il est plutôt témoin que compagnie, où il est une « galerie » — dans l'ombre de l'inconscience : je m'éprouve inconsciemment sous un regard. Là, où il est plutôt compagnie que regard, et en pleine lumière — dans la certitude que j'ai, au départ, que cette présence se situe hors de mon esprit, dans le monde objectif.
On le voit, les choses sont ainsi arrangées que l'individu, pris dès la naissance dans les rêts de cette hallucination, n'a que peu de chances de se réveiller sans secours extérieur. Si l'on considère que c'est là ce qui le sépare du « bien suprême », cet arrangement paraît vraiment diabolique.





Pour le plan pratique, voici une double suggestion :

I. — S'attacher à concevoir clairement la différence qui existe entre être seul dans une pièce et n'y être pas seul.
Essayer de prendre conscience de ce qu'à cet instant où apparemment la personne intérieure se sent seule, ce sentiment de non-solitude qu'elle est parvenue à se représenter clairement et distinctement, est présent.
Penser à cette chose qu'est : réfléchir à voix haute et pour soi-même, mais en sachant que tout de même ces paroles sont entendues par un tiers, passif et muet, qui se tient là.
Essayer de déceler qu'à cet instant même où la personne intérieure sait par l'intellect, admirablement, qu'elle-même, et les pensées qu'elle file, et ce qu'elle vit, n'ont point de témoin, dans l'ombre de l'inconscience elle croit fermement à la présence de la « galerie », au fait d'un spectateur.
Essayer de saisir, d'exhumer cet état de choses, cette croyance et ce spectateur, dans le présent même de l'esprit.
Que cette prise de conscience soit réussie, et il ne sera pas besoin d'autres gestes pour dissiper le mirage, la même lumière qui l'aura rendu visible le fera cesser, le dissipera d'un seul coup dans cette cristallisation et dans l'autre, et la personne intérieure, s'éveillant à sa solitude, s'éveillera à elle-même.

II. — En ce moment, vous sentez exister dans le monde extérieur quelques personnes importantes pour vous.
L'idée ne peut vous effleurer que ces présences soient des productions de votre esprit, et non : l'authentique X, l'authentique Y, l'authentique Z..., car elles paraissent se situer hors de votre esprit, dans le monde extérieur, dans le monde de l'immeuble d'en face.
Aussi inacceptable que ce soit, elles ne sont que des marionnettes que la personne intérieure agite au-dedans d'elle-même, sans s'en rendre compte, sans se douter qu'il n'y a là, en face d'elle, que sa propre vie et sa propre présence. IL est nécessaire que la nature illusoire de cette compagnie soit vue.
Que la personne intérieure considère donc Y, là-bas, dans son quartier. Le tourne, le retourne, et le tourne encore en cherchant la présence de Y;à un moment donné, peut-être, un déclic jouera soudainement, elle sera confrontée avec la fable, elle aura l'expérience de la nature illusoire de Y; alors, comme tout à l'heure, le mirage, démasqué pour l'une de ses deux faces, se dissipera aussitôt dans celle-ci et dans l'autre, avec le même résultat : la personne intérieure, s'éveillant à sa solitude — à elle-même.











1 commentaires :

Anonyme a dit…

Texte magistral!"Lorsque la personne intérieure perçoit cette solitude absolue, elle se perçoit, elle est dans la conscience d'elle-même."..." trouver la perception de sa solitude, c'est faire cesser l'hallucination..."
Et dire que nous y sommes confrontés sans cesse et que nous ne savons pas l'accueillir alors que C'EST la seule direction à prendre...
Une clef magnifique!
Merci pour ce choix de texte
Lyse