dimanche 28 juin 2015

Il était une fois en Grèce...




Article initialement publié en novembre 2011



J'ai reçu il y a une dizaine de jours un mail intitulé "Lettre ouverte aux peuples d’Europe par Mikis Theodorakis", contenant de larges extraits de cette lettre, extraits qui sont par ailleurs abondamment diffusés sur le net.
En cherchant un peu, j'ai trouvé le texte complet, téléchargeable sur ce lien.


Míkis Theodorákis, compositeur entre autres de la musique du film "Z" de Costa-Gavras, s'est toujours opposé à tout régime dictatorial et oppressif et a été le porte-parole mondialement reconnu contre la Dictature des colonels grecs 1967-1974.

A ce sujet, et tel était le propos initial de cet article, vous allez lire un témoignage de Périclès Korovessis, datant de 1967; il était alors un jeune metteur en scène et auteur dramatique, militant de gauche et résistant au régime des colonels, ce qui lui valu d'être arrêté et soumis à un "interrogatoire scientifique" par les agents de la sureté. Ce témoignage est extrait de l'ouvrage "La Filière", paru aux éditions du seuil en 1969. Il ne s'agit pas d'une simple description des méthodes employées, mais du vécu en profondeur d'un être humain soumis à un traitement inhumain.



Falanga

Spanos ordonna de m'attacher. Il contrôla. Ils m'avaient lié très serré sur le banc. Je n'opposais pas la moindre résistance. Aucune plainte. A y songer main­tenant, je pense que je me laissai faire presque de bon cœur, comme, chez le dentiste, on va de soi-même pren­dre place dans le fauteuil. Spanos fit bouger mes plantes de pied pour voir si elles étaient bien ajustées. Mon­sieur Spanos parut satisfait. Mais il ne commençait toujours pas. Il avait envie de baratiner, me demanda comment je me sentais, s'enquit avec intérêt si le banc était dur et si les cordes me blessaient. Il me demanda si j'avais changé d'avis. Je ne parlai pas. Cela valait peut- être mieux. Si je devais déclencher leur fureur, au moins qu'elle fût professionnelle et non pas personnelle. Spanos me demanda si j'aimais la « praline », expression dont je ne connaissais pas la signification, mais qui me fit réagir. Je soulevai la tête. Il s'approcha immédiatement : « Si vous vous figurez que vous allez tirer quelque chose de moi en agissant de cette façon, vous vous fichez dedans, nous sommes au xx° siècle. Si je vous dis ça, c'est pour votre carrière, je vous dénoncerai. » Je ne sais si je croyais ou non à ce que je disais : de toute façon cela me fit du bien. Réponse de Spanos : «Tu me fais chier, quand bien même tu me traînerais devant l'O.N.U., je m'en branle, vu ? »
Consignes de Spanos au tortionnaire : « Vas-y pour la praline, Kostas. »
- Bois ou fer ?
- Bois, et puis on verra.
- Très bien, docteur.

Il me semblait entendre un dialecte étrange d'une tribu africaine. Je me contractai et attendis. Je regardai Kostas. Il cracha dans ses mains, prit un bâton et commença.
La « falanga » est une force extraordinairement puis­sante qui agit sur vous, vous donnant l'impression de glisser sur une grande pente lisse et de retomber sur un mur de granit rugueux. Si l'on ne savait pas qu'on vous frappe les pieds, il serait impossible de déterminer où cela se situe. On voit les gestes du tortionnaire, les coups sont le mur de granit et les intervalles entre les coups, le plan incliné. Un rythme régulier est moins douloureux qu'un rythme irrégulier. Ils connaissent ce détail et frappent tantôt vite, tantôt lentement. Ils commencent par frapper de haut en bas, puis de bas en haut. Ils savent que la première réaction est de contracter un peu la plante des pieds, cela les laisse indifférents car ils n'ignorent pas qu'au bout de dix coups le pied est telle­ment enflé qu'il emplit toute la chaussure.

Je me mis à crier. Je ne savais pas combien puissante peut être une voix humaine. Je criai mon nom. J'en­tendis ma voix, elle était d'une force qui n'était pas naturelle. Ils s'arrêtèrent. Déjà dix coups ? Je n'osais rien penser. Spanos me demanda si j'avais changé d'avis. Je ne le regardai pas. Kostas recommença. Je criai de nouveau. Quelqu'un alla chercher une serpillière aux cabinets. Il me la colla sur la bouche. Toute cette ordure me coula dans le gosier. Il la tint serrée et elle s'égoutta dans ma bouche. Je ne pouvais plus respirer. Je songeai à faire du yoga, à couper le passage de la souffrance. Peine perdue. Comme si l'on voulait mettre un barrage de papier en travers d'un torrent. Mon yoga ne servit de rien. Cela ne cessait pas. J'attendis de m'évanouir. J'avais une résistance de bête. C'est étrange, moi qui avais besoin d'une piqûre pour livrer ma dent à la rou­lette du dentiste, je tenais bon. Ils n'avaient pas l'air de vouloir s'arrêter... Il faut que je pense à quelque chose d'autre. Peut-être que cela soulage. Impossible. Main­tenant le bâton fait même un bruit, comme une grande cloche en bois, comme si l'on se trouvait à l'intérieur d'une cloche. Après c'est la glissade, ténèbres, calme, soulagement.

On me jeta de l'eau. Je revenais à moi. J'étais presque fier de m'être évanoui. Reconnaissance instantanée des lieux. Un espoir : peut-être vont-ils s'arrêter maintenant et me détacher. La falanga doit bien avoir une fin. Ils sont tous en rond autour de moi, que veulent-ils ? Spanos me demande si j'ai changé d'avis. Je ne fais pas attention à lui. Kostas recommence. Mais jusqu'à quand ? Si je disais quelque chose, cela me donnerait l'occasion d'y échapper pour un moment. Kostas continuait. La ser­pillière regagna ma bouche. De l'air. Plus d'air. Com­ment peut-on vivre sans air ? Je m'attendais à entendre de nouveau le son de la cloche. Rien. Seulement ces vagues qui montaient. Sans doute ma tête commença- t-elle à être secouée de tics nerveux. Spanos dit : « Arrête- toi, il veut dire quelque chose. » Les autres renchérirent : « Oui, il va parler. » « C'est mûr. Du beau travail, vraiment. » Quelqu'un dit à Spanos : « Ne t'approche pas, chef, il va te cracher dessus. » Ainsi, on torture les gens et non seulement ils ne parlent pas, mais encore ils leur crachent dessus. Si seulement j'avais pu en faire autant... Spanos change d'idée. Kostas recommence.

Il faut que la résistance humaine ait des limites. Une terrible surexcitation me donnait une lucidité extraordi­naire. Je les observais. Ils faisaient cercle autour de moi et me regardaient comme on regarde une maison en cours de démolition. Kostas ne frappait plus, c'était maintenant quelqu'un d'autre. J'en vis un qui était sorti du cercle et regardait par la porte. Peut-être faisait-il le guet pour empêcher quelqu'un de monter, ou peut-être n'avait-il plus le coeur de regarder. Je penchai pour la seconde hypothèse et cela me réconforta. Même ici, quelqu'un qui n'est pas d'accord. Je me sens de l'amitié pour lui. Je vois son dos tourné. Mal à l'estomac. Bour­donnement d'oreilles. Un bruit aigu, déchirant, qui augmente sans cesse. L'impression de sombrer. Une accélération. Un bruit douloureux, strident, comme lors­qu'un avion va passer le mur du son. Je vais tomber quelque part. Des prairies.

Sous l'eau. Un sentiment de détente. Détermination des lieux. Je m'étais à nouveau évanoui. Comme si je relevais de maladie. Il me sembla que j'étais très faible, évanescent. Je les regarde. Ils ne sont pas rasés, ils sont privés de sommeil, fatigués. Ils ne demandent plus rien. Lorsqu'ils voient que je suis capable de bouger les yeux, ils recommencent.




Prennent alors tout leur sens les derniers mots de la lettre de Mikis Théodorakis : "Résistez au totalitarisme des marchés qui menace de démanteler l’Europe en la transformant en tiers-monde, qui monte les peuples européens les uns contre les autres, qui détruit notre continent en suscitant le retour du fascisme"



Post Scriptum : J'ai regardé hier soir le documentaire "Debtocracy - La gouvernance par la dette", réalisé en Grèce; à voir absolument! (Lien YouTube)