mardi 5 janvier 2016

Karlfried Dürckheim : Conscience et Regard




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CONSCIENCE



On parle parfois d'une contradiction entre le Moi et l'Essence. Parlant du moi, il faut faire attention. Il y a le petit moi, toujours anxieux de survivre, cherchant à se maintenir, cherchant la jouissance plate et superficielle et qui ne fait que défendre sa sécurité. Ce qui aboutit à l'homme arrivé, le petit-bourgeois, sûr d'avoir son bif­teck. Ça, c'est le « petit moi ». Il y a aussi le Moi : le « Moi existentiel ». C'est l'homme social, pas simplement le petit ego, mais dans un sens plus large, celui du Moi qui est capable d'accepter et de respecter des valeurs : c'est l'homme qui est capable de répondre aux règles de la société.

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Mais là n'est pas encore le contact avec l'Etre essentiel. Et c'est là la difficulté. Je crois que la première entrée dans la Transcendance consiste en la découverte des valeurs, c'est-à-dire que l'homme est capable de respecter la vérité, ce qui est bien et ce qui est beau, non pas pour son moi, mais pour ce qu'il n'est pas lui-même. C'est déjà là quelque chose de transcendant qui touche l'homme existentiel. Là, le moi a une chance d'une certaine profondeur. Mais il faut faire un saut pour arriver de ce moi à l'Etre, à la conscience de l'Essence.
Parfois, c'est même la conscience du Moi qui est l'obstacle à la découverte de l'Essentiel, et cet Essentiel peut parfois vous forcer à faire quelque chose qui est une gifle pour la conscience existentielle. Le Christ a donné des exemples là-dessus. Par exemple, ce jeune homme que j'ai cité plus haut : il veut suivre le Christ mais doit enterrer son père. Le Christ lui dit : « Laisse donc les morts enterrer les morts ! » Quelle gifle pour cet homme enraciné dans sa tradition où l'enterrement est une chose capitale. Lâcher tout ça pour suivre le Christ ! Cela signifie que la conscience issue de l'essentiel peut exiger un acte impossi­ble du point de vue de l'éthique. J'ai eu moi-même ce type d'expérience.


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C'était après la Première Guerre mondiale. En Allema­gne, il y avait le danger communiste. Des régiments étaient formés pour aller contre les spartakistes. Officier ayant survécu à la guerre sans avoir été blessé, je me suis occupé de l'un de ces bataillons. Mais la nuit même, avant de partir, je me suis réveillé sachant d'une manière absolue : « Ton temps de soldat est terminé. Tu ne peux pas partir avec les autres. » Qu'on s'imagine un jeune officier qui a juré fidélité et qui dit : « Je ne pars pas. » C'était impossible ! Pourtant, pour moi, il n'y avait aucun doute là-dessus. Je me suis présenté chez le colonel et lui ai dit : « Voilà ma situation. J'ai cette voix d'une conscience absolue. Je ne peux pas partir avec vous. » Il m'a regardé. Heureusement, nous avions été ensemble au feu dans une cinquantaine de batailles durant la guerre. Il me connaissait et savait que ce n'était pas la peur. Il a vu qu'il n'y avait rien à faire, alors il a accepté. C'était une expérience de la conscience absolue. Par la suite, j'ai encore eu deux ou trois expériences pareilles.


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REGARD

Est important notre façon de voir ce qui nous entoure. Rien, pas même un mur blanc, ne sera simplement une chose. Dès qu'on rencontre quelque chose, c'est un « toi ». Le « toi » fait partie de la constitution de la conscience humaine. Tout ce dont nous devenons conscients nous touche et nous parle en tant que « toi ». Par exemple, un mur blanc peut nous dire : « Je ne veux pas de toi. » Nous lui répondons : « Et moi, je ne veux pas de toi. » Tout de suite, il y a un refus. Ou bien quelque chose peut nous attirer et surtout nous parler. Les choses nous parlent et alors ça va plus loin que ce qu'on voit.


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J'aime toujours répéter l'exemple de la fleur dans mon bureau, et que je mets en face de la personne qui vient me voir. Je lui dis : « Regardez-la. — Ah oui, c'est une belle fleur. — Non, restez dessus. Regardez-la. »
Alors, inévitablement, au bout de deux minutes, il se tourne vers moi un peu effrayé et dit : « C'est curieux, mais tout à coup j'ai eu l'impression que c'est la fleur qui me regarde. — Eh bien, restez avec elle. »
Cela dure encore deux ou trois minutes, il se retourne et me dit : « — J'ai l'impression que c'est la Fleur dans cette fleur qui me regarde en moi. — C'est bien, restez encore. »
Alors à partir d'un certain temps, il dit : « Cela devient de plus en plus curieux, elle commence à me parler. »


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Vous savez les choses nous parlent si nous avons le temps d'écouter et de nous mettre à l'écoute. Prenez le vieux mur d'une maison. Cela nous attire, nous restons devant : « Que c'est joli. » Tout à coup ce mur commence à nous parler. Alors, c'est ça. Et si on se demande comment conserver pendant la journée l'attitude qui nous tient en contact avec le Tout Autre, je dirai : tout ce que vous faites, faites-le un peu plus lentement. De temps en temps, arrêtez-vous. Prenez un petit recul et mettez-vous à l'écoute de ce que vous venez de regarder. Ce peut être une pierre, une fleur, une maison, ce peut être un objet dans une vitrine. Une robe exposée. Une couleur qui vous frappe. Restez là, entrez dans cette couleur et laissez la couleur vous dire quelque chose. Cette attitude de vous mettre à l'écoute vous ouvre la chance d'entendre quelque chose quand le Tout Autre vous parle. Je crois qu'il faut faire l'effort de s'arrêter pour pouvoir être touché et ne pas sortir de cette façon d'être à chaque instant.

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Ainsi se trouve reliée l'Existence à l'Essence. Le Moi existentiel est autre chose que le petit moi. Le moi qui est capable d'éprouver l'amour est encore le moi existentiel, ce n'est pas celui touché par le Tout Autre. Mais il doit préparer le chemin afin que le Tout Autre puisse vous toucher un beau jour. Le sens du rationnel est de préparer des lieux dans lesquels le non-rationnel puisse vivre et s'épanouir.

"L'esprit guide", de Frantz Woerly : Entretiens avec Karlfried Dürckheim.


3 commentaires :

Brigitte (Marseille) a dit…

Bonsoir Michel,

Un grand merci pour ces entretiens qui guide notre Esprit.

Amitié

Brigitte

Anonyme a dit…


J'ai une question.
J'ai l'occasion de vivre le "contact Tout autre" (c'est drôle parce que hier après-midi je l'ai vécu à plusieurs reprises, c'est presque curieux qu'il y ait un billet ici aujourd'hui ...).
L'expérience me plaît beaucoup et je suis toujours très malheureuse de retourner au monde "superficiel".
Je fais de nombreuses expériences de la même nature que celle de ce contact intense, intime où l'élément avec lequel je suis en contact (hier, c'était avec les statuts de Lee !) devient vivant, très proche, me parle ... C'est assez incroyable à vivre, dans le monde superficiel, la statut est morte et dans ce monde, la statut devient un être animé, vivant, le contact est plein, fort et intime, c'est étonnant.
Je déteste retourner au monde superficiel et je me suis posée la question "s'il était possible de vivre tout le temps dans ce monde où les choses sont vécues intensément et pleinement.
Mp

Séverin a dit…

Non, C'est impossible. Ces retours ont été évoqués par beaucoup parmi ceux qui les ont vécus, et l'avis est unanime : revenir est toujours douloureux et laisse une impression nostalgique intense. De là pourraient provenir les récits de "sortie du paradis" qui sont des évocations symbolique de ce détachement qui est déchirement. Après ces états temporaires, qu'il ne faut pas rechercher s'ils ne surviennent pas inopinément car ils peuvent constituer un piège sur la voie - voire un blocage car l'ego se satisfait de l'expérience et l'on reste figé au stade de la satisfaction - vient un état permanent de conscience absolue de la Présence : elle est en toute chose et à tout moment. Les choses ne changent pas de nature mais de qualité et l'expérience du début devient "état"...