jeudi 28 janvier 2016

«Ne t'attarde pas à l'ornière des résultats»







Ce vers de René Char, placé en exergue sur le blog, est en si parfaite communion avec cette anecdote trouvée dans l'ouvrage "Hara", de Karlfried Graf Dürckheim, que je ne résiste pas une seconde de plus au plaisir de publier ici ces quelques pages !

L'étude d'un art japonais — qu'il s'agisse du tir à l'arc, de l'escrime, de l'art floral, de la peinture, de la calligraphie au pinceau ou de la cérémonie du thé — est pleine d'étran­geté pour l'étudiant occidental. Celui qui croirait, par exemple, que dans le tir à l'arc il s'agit de toucher la cible, commettrait une grosse erreur. Mais de quoi s'agit-il donc ? C'est en fait ce que mon maître m'apprit ce jour-là.

Il arrive à l'heure convenue et, après une brève conver­sation autour d'une tasse de thé, nous nous rendons au jardin où se trouve la cible. Cette cible avait fait l'objet de ma première surprise, au début de mon apprentissage du tir à l'arc. C'était une botte de paille d'environ 8o cen­timètres de diamètre, placée à la hauteur des yeux, sur un support de bois. Il est facile d'imaginer quel fut mon étonne­ment lorsque j'appris que tout élève devait s'exercer sur cette cible pendant trois ans, et cela à une distance de trois mètres ! Ce simple exercice répété pendant trois ans ! N'est-ce pas ennuyeux à la longue ? Non, au contraire, cela devient de jour en jour plus passionnant, au fur et à mesure que l'on pénètre le sens de l'exercice. En effet, le but recherché n'est pas de toucher la cible. Mais de quoi s'agit-il donc ? C'est ce que mon Maître m'expliqua ce jour-là.

Je me mets en position. Je m'incline d'abord devant le Maître qui se trouve en face de moi, comme le veut le cérémonial, puis devant la cible. Ensuite, je me tourne de nouveau face au Maître et exécute calmement les pre­miers mouvements. Les mouvements doivent se succéder harmonieusement, à la manière des vagues, chacune naissant de la précédente. je place l'arc sur le genou gauche, prends l'une des deux flèches appuyées contre ma jambe droite et la place sur la corde. De la main gauche, je tiens ferme­ment l'arc et la flèche. Je lève lentement la main droite et l'abaisse, tout en expirant pleinement l'air de mes poumons. Puis, de cette main, je saisis la corde et, inspirant lente­ment, je lève et tends l'arc peu à peu. C'est là le mouvement décisif qui doit se faire avec calme et sans à-coups, telle la lune qui monte dans le ciel. Je n'ai pas encore atteint la hauteur voulue, au moment où, l'arc étant bandé au maxi­mum, l'empennage de la flèche touche la joue et l'oreille du tireur, que la voix d'orgue du Maître, m'ordonnant d'arrê­ter, me fait sursauter. 

Etonné et quelque peu irrité de cette interruption dans un moment de concentration extrême, j'abaisse l'arc. Le Maître me le prend des mains, enroule une fois la corde autour de l'extrémité supérieure de l'arc et me le rend en souriant, me priant de recommen­cer. Ne me doutant toujours de rien, je refais toute la série de mouvements déjà décrite. Mais lorsque arrive le moment de tendre l'arc, je me trouve déjà au bout de mon savoir. L'arc ayant été deux fois plus tendu, mes forces ne suffisent pas pour le bander. Mes bras se mettent à trembler, je perds mon équilibre, vacille, c'en est fait du résultat de tant d'efforts de préparation. Alors, le Maître commence à rire. Je fais désespérément un autre essai, mais en vain ; c'est un lamentable échec ! 

J'ai sûrement l'air fort dépité, car le Maître me demande ce qui m'irrite. Et moi de répondre aussitôt : « Comment pouvez-vous me poser une telle question ? Je me suis exercé pendant des semaines et, au moment crucial, vous m'arrêtez ! » Le Maître rit de plus belle, puis, ayant repris son sérieux, me répond : « Que voulez-vous donc ? Que vous ayez acquis la forme requise pour accomplir votre tâche, je l'ai vu rien qu'à votre façon de saisir l'arc. Mais retenez bien ceci : lorsque l'homme a atteint dans sa manière d'être, dans sa vie ou dans son travail, une étape qui lui a coûté beaucoup d'efforts, il ne peut rien lui arriver de pire que de voir le destin lui per­mettre de marquer le pas, de se figer dans l'état auquel il est parvenu. Si le destin lui est favorable, il lui enlève le résultat obtenu avant qu'il ne se raidisse, ne se sclérose. Voilà ce qu'un bon maître doit faire. Car, au fond, il ne s'agit pas d'envoyer la flèche droit au but ; ici, comme dans tous les autres arts, l'objectif essentiel n'est pas le résultat extérieur mais bien le résultat intérieur, autrement dit la transformation intérieure de l'homme. L'exercice d'une technique aboutissant à une performance sert également cette transformation. Mais quel est le plus grand danger qui puisse menacer cette dernière, sinon de s'arrêter au résultat acquis? L'homme doit progresser, progresser sans cesse



3 commentaires :

Oliver a dit…

Bonsoir Michel,

Cette leçon est pleine de sagesse. Car aussi incroyable que cela puisse paraître, on ne parvient jamais à la présence parfaite à l'éveil parfait, à la réalisation parfaite, au naturel parfait. Il y a toujours une leçon de vérité à apprendre...
La preuve avec ton texte !

Namaste,

Oliver

Stéphane a dit…

Merci.

lise a dit…

Belle est cette image de l'ornière,
tant est facile le "pas de travers" et lourde à porter la chute qui dit "je sais ".

Merci