lundi 11 janvier 2016

Les petites méditations quotidiennes : la vaisselle







J'ai trouvé ce texte sur le forum du site Café-éveil et je me suis immédiatement senti en communion avec ce que vous allez lire, tout d'abord parce que c'est très bien écrit, et aussi parce que la vaisselle, c'est l'un de mes jobs familiaux, et que je sais faire ça très bien...
J'ai concocté en outre une petite musique à base de sons "Vaisseliers", mis en rythme de manière quasiment improvisée.


Alors, voici
"J'aime faire la Vaisselle", par Pierre de Toulouse.


«Quand je fais la vaisselle, je commence toujours par tout trier. Les verres avec les verres, les assiettes empilées avec les assiettes, les couverts ensemble, puis l'artillerie lourde : casseroles, plats, les gros machins. Et, à part, loin derrière, parce que ceux là je ne les aime pas trop, les boites en plastique. Je ne sais si c'est mon esprit cartésien qui me vaut ce comportement, mais déjà, je trouve une satisfaction à contempler cette vaisselle sale et pourtant rangée. Un début d'organisation. Comme une armée en déroute, qui rentre cabossée et crottée du champ de bataille mais qui conserve encore suffisamment de discipline militaire pour marcher en ordre rangé.

Deux bacs d'eau, toujours : un pour laver, tiède, et un pour rincer, brûlant. Et tout doit être disposé dans un ordre précis : vaisselle sale, bac d'eau tiède, bac d'eau chaude pour le rinçage, égouttoir. Pas question qu'une assiette sale survole l'eau de rinçage pour aller dans le bac de lavage. Ces allers-retours inutiles et désordonnés diminuerait mon plaisir.

Je commence toujours par les verres. Leur transparence les destine à un traitement de faveur : à eux l'eau la plus pure et la plus chaude, à eux les gestes les plus délicats. Ils sont si fragiles. J'aime les retirer du bac de rinçage brûlant, du bout des doigts, immaculés, comme recréés à neuf. C'est d'ailleurs ce que j'aime dans la vaisselle - entre autre - cette quasi-résurrection d'objets fatigués.

Puis viennent les assiettes : un grand plaisir. Très faciles à nettoyer, à ranger, dociles, robustes, généreuses, un excellent rendement effort/satisfaction : une volumineuse pile de vingt assiettes se nettoie aussi vite qu'une casserole, si bien qu'on doit être vigilant car on peut avoir fini sans s'en rendre compte et se priver ainsi du plaisir d'éprouver la vitesse à laquelle le travail s'exécute. Ce serait dommage, non ?

Les couverts, c'est un peu moins gratifiant. Ca pique, ça coupe, parfois des restes d'aliments ont séché et il faut frotter. Frotter vivement sur une petite surface, tout le contraire des assiettes qui se nettoient d'un geste ample. Mais on peut en prendre plein à la fois, en grosses poignées sonores et dégoulinantes.

Arrivent alors les pièces volumineuses. Pause : l'eau de lavage est devenu trouble. Des petits morceaux de nourriture difficilement identifiables flottent à la surface, égarés. L'eau du bac de rinçage à perdu quelques degrès et se voile à peine d'un halo blanchâtre. Fin de la pause.

Les plats maculés de sauce offrent des paysages magnifiques : lorsque la mousse du liquide vaisselle et l'éponge s'en mèlent, c'est un festival de matières et de couleurs que ne renierait pas des artistes contemporains. On connait la fin de l'histoire, toujours la même : le plat retrouve son état initial, sa couleur blanche, ou noire, ou ivoire, uniforme, lisse. Mais les aspects intermédiaires, eux, sont toujours uniques. A chaque coup d'éponge, à chaque plongée dans l'eau, de nouvelles images. Parfois il faut lutter. Centimètre carré par centimètre carré, gagner du terrain sur la grosse trace de cramé à coup d'éponge metallique. La réduire, l'anéantir. D'autres fois, la graisse nous envahit et s'étend de toute part. Sur le dos des mains, sur les éponges, une pellicule flotte à la surface de l'eau. Catastrophe écologique dans l'évier. Il faut tout vider, laver, évacuer, purger. Mais peu importe. Nous sommes confiants, nous n'avons jamais perdu aucune de ces batailles.

Enfin viennent les mal aimées. Qu'elles me pardonnent ! Ces tristes boites de plastiques bien pratiques pour ranger des restes au réfrigérateur, ou pour partir en pique nique, mais qui manquent de franchise : elles ne savent jamais dire si elles sont propres ou sales. Elles affichent la transparence du verre, mais retiennent la graisse comme personne. Leur légèreté les rend, paradoxalement, difficiles à manipuler. Elles glissent, ne pèsent pas assez dans la main, présentent des interstices difficilement accessibles à l'éponge, se ressalissent très facilement, et mentent continuellement sur leur état de propreté. Même après un passage dans l'eau de rinçage, une nouvelle eau, spécialement coulée pour elles, elles demeurent douteuses.

Voilà, tout est propre, tout goutte paisiblement. Un dernier coup d'éponge sur l'évier, derniers paysages fantastiques sur les parois d'inox, avant le rinçage final, dernière image - troublante, presque triste - de morceaux de nourriture tassés les uns contre les autres au fond de l'évier, détrempés, grelottants, queue de radis, bout de pain gorgé d'eau, morceau de spaghetti, croûte noire de provenance inconnue, qui, malgré leur statut de survivants, n'auront obtenu qu'un bref sursis et se trouveront impitoyablement précipités dans le trou sans fond du tout à l'égout.»




La Vaisselle