mardi 13 mai 2008

Stephen Jourdain (4)






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Autre exemple, j’écris Dieu sur un bout de papier, ce qui est un sens assez noble ! Mais, tout d’un coup, je deviens fou et j’identifie le sens aux taches noires inscrites sur le grain du papier, de sorte qu’il n’y ait plus que les taches tandis que la lecture continue à s’effectuer dans la tache pour s’y réduire totalement. Nous assistons là à un double meurtre : le meurtre du sens et le meurtre du signe. Nous ne pouvons pas ima­giner une destruction intime plus effroyable que celle- là. A mes yeux, c’est l’expression première du déraillement originel au terme duquel tout élément, tout champ de conscience va être avili, dégradé, mas­sacré, avec tout ce qu’implique cette identification : déchéance, dégradation, séparation...
A ce moment précis, cette imagerie mentale n’est plus traitée comme un symbole, elle est désymbolisée tandis que je ne retiens plus que la tache. Quand ce symbole se détruit et, qu’au lieu de commercer avec lui, je ne commerce plus qu’avec les éléments du sym­bole — avec les taches — il n’y a plus de symbole...
De même ce que « je suis » est réduit, de façon immonde et atroce à la tache... Et voici l’âme humai­ne réduite à une petite pustule blême et lunaire qui constitue tout ce qui reste du symbole « moi » !
Je pense que cet événement-là est la première des­cription que l’on peut faire de la perte de soi, de la rup­ture avec Dieu. Etre exilé de Dieu, c’est d’abord ces­ser de lire cette phrase originelle et ne retenir que la tache, à cet instant où « je suis » est entièrement réduit à la tache ; nous ne pouvons pas imaginer pire destin !
Quand nous étions enfants et que les choses se passaient bien, Dieu était encore à naître, mais « Il était déjà », même sous une forme imparfai­te. Nous passions notre vie à frémir et la vie était là, glorieuse, et, dans le fond, nous étions vivants et nous vibrions tout le temps. Puis, ce terrible accident s’est produit, et notre propre symbole a été tué ; nous n’avons retenu que le support sensible du symbole, nous nous sommes effondrés. Ce sens miraculeux « moi », qui est une même chose que cette existence absolue, s’est effondré, et notre âme, notre principe spirituel, s’est trouvée réduite à la tache : elle a sombré dans l’ex-symbole. Dieu a sombré dans les pattes de mouche informes que sont les caractères d’imprimerie.
Je ne crois pas que je puisse dire quelque chose d’aussi important que ça. Bien sûr, je ne suis pas en train de faire le portrait du bien, mais de fouiller les entrailles du mal. Je touche là l’abcès central par quoi commence notre déchéance : un dysfonction­nement de la fonction symbolique. Si le mal est très grave et très difficile à exhumer, il a au moins cette vertu de pouvoir s’exprimer simplement !